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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/869

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ciel intérieur, périodique et réglé, vient rompre l’unité de son système[1]. Mais il ne suffit pas que mon acte émane de ma personne même, il faut aussi qu’il émane de ma personne restée la même au fond, depuis l’heure de son accomplissement. Car si ma personne avait changé, soit par le réveil d’un accès d’alcoolisme, soit par la guérison ou l’évolution même de ma folie, aliénation en voie d’altération continuelle, soit enfin par ma conversion morale, souvent possible en dépit de Schopenhauer et de nos naturalistes, je ne pourrais plus être réputé coupable de ce qui aurait cessé de m’appartenir. La persistance du souvenir de l’acte chez son auteur importe, mais importe moins que la persistance du caractère de l’agent. Je puis attribuer à mon passé une faute dont je me souviens, mais non à mon présent, si je ne suis plus capable de la commettre. Inversement, supposons un homme, qui, immédiatement après avoir commis un crime de sang-froid et sans nulle impulsion morbide, en aurait perdu tout souvenir. A supposer que cette amnésie totale fût possible et pût être démontrée, serait-il à bon droit jugé coupable de ce meurtre ou de ce viol dont il semble qu’il se soit dessaisi en quelque sorte par le bénéfice de son oubli? Oui, sans nul doute, et je verrais même dans la profondeur de cet oubli l’indice d’une nature foncièrement criminelle, trop habituée à faire le mal pour y prendre garde.

Il est vrai que, comme la liberté, l’identité personnelle a trouvé des contradicteurs, mais infiniment moins nombreux et moins sérieux. Elle n’en eût jamais compté un seul, si ces deux idées n’avaient paru à plusieurs liées ensemble. Le discrédit de l’une a quelque peu rejailli sur l’autre. Elles n’en sont pas moins absolument distinctes, et leur liaison tient simplement à ce que l’identité est la réalité intime dont le sentiment nous suggère l’illusion de la liberté. Le moi, en effet, est porté à se sentir plus immuable qu’il ne l’est réellement. Identité, après tout, signifie toujours changement, mais changement négligeable, comme repos veut dire, en mécanique, mouvement négligeable, à raison de sa lenteur ou de sa nature étrangère au problème. Le moi ne fait pas assez cette

  1. Les naturalistes, trop préoccupés des caractères anatomiques et physiologiques, pas assez des caractères psychologiques, se refusent à croire que la personne puisse changer. Le sujet n’a-t-il pas conservé les mêmes traits, le même corps? Mais les moindres nuances psychologiques, pour peu qu’elles se répètent et se fortifient, ont plus d’importance véritable que les différences les plus saillantes des organismes vivans. Il y a des transformismes moraux plus certains que la transformation des espèces; et il y a plus loin souvent d’une personne à soi-même, après une lésion ou une maladie cérébrale, ou après une conversion, qu’il n’y a loin d’une espèce à une autre espèce vivante.