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elle s’exprime : il faut que l’auteur de l’acte volontairement nuisible à autrui ait en commun avec sa victime et ses accusateurs des traits de ressemblance sociale assez nombreux et assez frappans pour créer entre eux et lui et leur faire sentir une sorte de consanguinité sociale plus ou moins étroite. Plus elle sera étroite et sentie comme telle (deux choses distinctes, mais équivalentes), et plus, son acte restant le même, sa culpabilité croîtra. Au point d’assimilation fraternelle où les peuples éclairés de la terre sont parvenus de nos jours, grâce à l’héritage d’une même civilisation romano-chrétienne, grâce à l’échange belliqueux ou pacifique des idées, des mœurs, des industries, des arts, à l’agrandissement des états et à leurs relations multipliées, l’horizon moral des meilleurs d’entre nous et des plus cultivés s’est prodigieusement élargi. Nous avons peine à nous persuader qu’il fut des temps où le plus honnête homme regardait le meurtre et le pillage de l’étranger comme un acte de chasse. Nous sommes enclins à juger inné notre cosmopolitisme de conscience parce que nous oublions les étapes séculaires de sa formation, l’un des progrès historiques les plus réguliers et les plus remarquables. Pourtant, même aujourd’hui, un Anglais instruit qui a tué un nègre africain pour se donner le plaisir de photographier une scène de cannibalisme, se sent-il coupable et doit-il être jugé coupable au même degré que s’il avait traité de la sorte un de ses compatriotes? Non, assurément. Les plus honnêtes Chinois croient licites contre un Français, et les plus honnêtes Français contre un Chinois, bien des choses qu’ils se reprocheraient de tenter contre un des leurs. Mais cette inégalité de culpabilité sentie et réelle qui tient à la différence des civilisations diminue à mesure que l’une de ces civilisations emprunte davantage à l’autre, ou, ce qui revient au même, à mesure que ces deux peuples, se connaissant mieux, apprennent à sentir mieux leurs ressemblances préexistantes sous mille rapports. Contre les indigènes d’une île nouvellement découverte[1], il n’est pas de traitement barbare que les voyageurs ne se soient permis sans scrupule et réciproquement; jusqu’au moment où ils se sont reconnus jusqu’à un certain point semblables, socialement semblables, et, comme tels, frères en humanité. Quels sont ceux parmi nous dont la responsabilité morale s’étend à l’humanité tout entière, et embrasse parfois l’animalité dans son large cercle? quels sont ceux qui s’infligent à eux-mêmes ou méritent de la part d’autrui un blâme sévère quand ils font souffrir sans nécessité un animal, domestique ou même sauvage? Ce sont les savans qui ont poussé

  1. Ou d’une portion de l’Afrique tout récemment explorée.