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de l’alcoolisme, de la sénilité, etc. À première vue, on pourrait croire que les deux conditions indiquées se développent en raison inverse l’une de l’autre, que plus on s’identifie à soi-même par la cohésion croissante de la conduite, et plus on devient dissemblable à son milieu social. Mais il n’en est rien ; l’homme est devenu un animal si essentiellement sociable que sa personnalité se trouble en s’isolant, s’accentue en s’ouvrant largement aux influences, aux sympathies, aux exemples du dehors. Son originalité se nourrit de son impressionnabilité. C’est par l’étude prolongée des modèles, œuvres magistrales ou créatures vivantes, que le peintre se fait son style. Aussi, toutes les causes qui diminuent, resserrent et mutilent, ou paralysent entièrement notre faculté d’assimilation sympathique avec autrui, ont-elles pour effet parallèle d’entraver notre identification avec nous-mêmes. La folie qui nous aliène, nous désassimile aussi bien, et sa plus ordinaire manifestation est un égoïsme extravagant. Peut-être m’objectera-t-on que, s’il en est ainsi, la culpabilité des malfaiteurs doit être en général bien faible, puisque, donnant la preuve de leur insociabilité, de leur défaut de sympathie, de leur dissemblance avec la société honnête, ils doivent être réputés dépourvus d’équilibre mental, de stabilité personnelle. Mais je ne recule pas devant cette conséquence, en ce qui concerne un certain nombre de malfaiteurs, déséquilibrés ou demi-fous plus dignes du cabanon que de la cellule. Quant à la plupart des délinquans, c’est une erreur de se les représenter comme des êtres à part sans nulle similitude avec nous. Sous bien des rapports, très nombreux même, ils nous imitent, ils nous empruntent nos mœurs, nos vices surtout, nos vanités, nos cupidités, nos erreurs, le plus souvent aussi nos jugemens moraux par lesquels ils se voient forcés de se condamner eux-mêmes. Ils sympathisent donc avec nous plus qu’ils ne pensent et que nous ne pensons. Car il y a toujours quelque amour ou quelque respect, conscient ou inconscient, au fond de l’imitation, comme il y a toujours de l’imitation ou une tendance imitative au fond du respect ou de l’amour[1]. Ces êtres dégradés font donc partie, malgré tout, de notre société qu’ils exploitent, et dont l’exploitation est la carrière

  1. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours attaché une importance si grande à l’imitation et à la similitude sociale, son effet. Ce n’est pas en tant que les hommes s’utilisent réciproquement, comme les économistes sont trop enclins à le penser, que les hommes font partie de la même société ; pour se rendre les plus grands services, ils sont souvent forcés de se différencier les uns des autres si profondément, par le régime des castes ou par la division du travail poussé à l’excès, qu’ils cessent de se traiter en compatriotes sociaux ; et ils ne se sont jamais peut-être tant entre-servis que lorsqu’ils ont divorcé socialement. Non, c’est en sympathisant réciproquement, et, par suite, en s’imitant les uns les autres, qu’ils sont vraiment cosociétaires.