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faim dans quelque coin de la grande cité. L’année dernière, des policemen croisaient dans le parc de Saint-James un inconnu qu’à sa marche trébuchante et incertaine ils prirent d’abord pour un ivrogne. Tout à coup, l’homme s’évanouit : on le transporte à l’hôpital Saint-George, où il ne tarde pas à expirer; il avait eu le temps de raconter au médecin qui le soignait qu’il avait fait à pied le trajet de Liverpool à Londres, environ 320 kilomètres, et n’avait pas mangé depuis cinq jours. Le jury appelé, conformément à la loi anglaise, à rendre son verdict sur les causes du décès, se prononça dans le sens des révélations de l’infortuné, bientôt confirmées, d’ailleurs, par une analyse médicale ; il fut parfaitement établi que la mort provenait du manque absolu de nourriture.

Passons maintenant aux docks de Londres ; il est sept heures du matin, les trois immenses barrières de bois sont closes. Deux ou trois cents ouvriers rôdent aux alentours, attendant l’ouverture. En face, le public house regorgeant de clientèle ; peu à peu, le fleuve humain augmente, grossit et roule; on se presse, on joue des coudes, c’est à qui se rapprochera de l’entrée. « On ouvre, on ouvre! » et à ce cri répété accourent des masses nouvelles. Les portes tournent enfin sur leurs gonds, laissant pénétrer la multitude. Cent mètres de marche et la foule arrive à un étroit passage barré par une chaîne et gardé par la police. Les travailleurs embauchés la veille montrent leur ticket et passent. Ce sont les heureux, et on leur jette des regards d’envie. Cinq ou six cents défilent ainsi, un à un. Quand le dernier élu a mis le pied sur la terre promise, l’impitoyable chaîne, remise en place, sépare ceux qui auront de l’ouvrage et du pain, des autres qui ne mangeront pas de la journée. Pourtant une espérance demeure au cœur des évincés; si le trafic est exceptionnellement actif, si les docks sont encombrés de marchandises, on demandera des auxiliaires, pas beaucoup, les besoins du jour ayant été prévus et presque infailliblement calculés. On attend anxieusement le retour possible du contremaître, et s’il paraît, ce sont des assauts désespérés pour arriver jusqu’à lui, surprendre un coup d’œil, guetter un geste. La même scène se renouvelle deux ou trois fois jusqu’à huit heures du matin ; alors, il n’y a plus d’espoir, tout est fini, et dans la rue où ils se retrouvent, des hommes, dont quelques-uns sont des colosses, s’abattent en éclatant en sanglots. Hélas! ils pensent au logis, à l’apparence de confort dont ils jouissent encore et que, si l’argent manque, ils seront, du jour au lendemain, expulsés par un propriétaire sans entrailles. Un home est un home, si triste, si délabré qu’il soit, et l’amour profond que les Anglais ressentent pour le foyer en met l’abandon et la perte au rang des plus lamentables