Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 105.djvu/885

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

331,000, soit un tiers de moins; au total, 660,000 et par conséquent, pour la ville entière, 991,000 créatures humaines dont l’existence est un problème. Restent les comtés, peuplés, l’Irlande à part, de 30 millions de sujets. Si la misère y était proportionnellement aussi terrible que dans l’est de Londres, on arriverait au chiffre fantastique et inadmissible de 10 millions de gens sans pain et sans asile. Gardons-nous de toute exagération. Nous ne réclamerons à la province, sur la foi de nos documens, que deux millions de misérables avérés. Il y aurait donc actuellement en Angleterre, nous ne croyons pas qu’on l’ait contesté, environ trois millions d’hommes manquant de tout, ou à peu près.

Trois classifications distinctes : les affamés sans feu ni lieu, dénués de tout, mais honnêtes ; ils composent la majorité. Puis ceux que le vice, cette industrie, alimente et fait vivre, enfin l’armée du crime ; tous sont ravagés par la boisson. A l’heure où tout se tait dans l’énorme ville, réfugiés dans cette partie de l’embankment située entre le Temple et Blackfriars, ils sont là tassés par douzaines, les vagabonds en quête d’un abri, et pas un des coins qu’offrent les angles rentrans de la maçonnerie, n’est occupé par moins de six d’entre eux. Serrés les uns contre les autres pour avoir chaud, ils dorment dans des positions de gens écrasés. Quelques-uns s’enveloppent de vieux journaux ou en entourent soigneusement leurs pieds glacés par l’humidité de la pierre. La plupart, harassés, répugnent à tout mouvement, résignés à l’inévitable. Ils ont passé la journée à errer dans les rues, à la recherche, non d’un métier, mais d’une occupation quelconque qui leur rapporte quelques pence. Les plus heureux sont ceux qui ont gagné un peu d’argent à ouvrir des portières, à tenir un cheval par la bride, à veiller, en l’absence du propriétaire, sur la caisse et les brosses du cireur en plein vent. Un relevé qu’il y a tout lieu de croire exact constatait récemment que 368 personnes n’avaient d’autre domicile que les quais de la Tamise entre Blackfriars et Westminster, pour ne citer qu’un quartier de Londres. Cependant au moment où ces chiffres étaient établis, la capitale ne traversait aucune période de crise industrielle ou commerciale, les affaires étaient en pleine activité, comme l’attestait surabondamment l’augmentation croissante de la vente des liquides, baromètre infaillible de l’allégresse générale[1]. Il est moins rare qu’on ne pourrait le supposer que des individus à bout de ressources, après avoir inutilement frappé à toutes les portes pour obtenir du travail, s’affaissent et meurent de

  1. L’excédent du dernier budget anglais est dû, en grande partie, à une augmentation de 9 pour 100 dans la consommation de l’alcool.