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Sunderland jusqu’à Eastbourne et sous des noms différens, bien qu’ils émanent souvent de la même personne. Une prime est toujours exigée, 10, 20, 50 livres sterling, suivant le rang et la qualité des parens. On est plus coulant, et pour cause, sur la pension représentant les frais d’entretien et de nourriture. La pourvoyeuse, c’est-à-dire la femme qui a donné son adresse en ville, voit arriver chez elle une clientèle de deux sortes ; ou c’est une jeune fille dont la faute a eu des conséquences, mais qui est de bonne foi et que la pensée de se séparer de son baby affole et déchire, ou bien c’est la femme décidée à tout pour faire disparaître la trace vivante d’intimités illégitimes. Rien n’égale le flair de la matrone pour deviner du premier coup d’œil à quelle espèce de pécheresse elle a affaire. Dans le premier cas, elle rassure la pauvre mère. Hélas ! elle aussi a aimé, il y a longtemps, et de cet amour très ancien, rien malheureusement n’est resté que le souvenir. Elle serait si heureuse d’avoir quelqu’un à choyer ; le petit sera bercé, gâté, adoré ; on aura pour lui des soins maternels ; elle se répand en témoignages de sympathie, en malédictions hypocrites à l’adresse du séducteur assez vil pour abandonner la créature qu’il a mise à mal ; bref, la malheureuse est gagnée ; on débat le montant de la somme à verser immédiatement, l’enfant passe des bras de celle qui l’a mis au monde entre les mains de la mégère, et la mère s’en va, le mouchoir sur les yeux, retournant vingt fois la tête, étouffant ses sanglots dans l’escalier. À peine est-elle dehors, un télégramme est lancé ; le complice, averti, ira chercher le nourrisson à la gare à l’heure désignée et l’emmènera dans quelque affreux galetas où le pauvre être trouvera de la compagnie. Quinze jours, un mois après, une lettre bordée de noir et portant le timbre d’un village éloigné annonce avec force lamentations que l’enfant a succombé à un rhume ou à une méningite. Il est mort de faim tout simplement, mais la prime est encaissée, le tour est joué.

Lorsqu’il s’agit d’une femme dissimulant sa qualité sous le voile épais qui la couvre, mais conservant, malgré ses efforts pour donner le change, l’allure et le maintien d’une personne du monde, la pourvoyeuse renonce à son attitude doucereuse, jette le masque et laisse entendre à son interlocutrice qu’elle a pénétré son incognito, deviné sa situation et les raisons qui l’ont conduite chez elle. Dès lors, plus d’hésitation ni d’embarras ; l’entretien se poursuit sur le ton le plus naturel et le plus simple : 25 livres à la livraison, 25 au décès, propose la dame, et l’autre de répondre qu’elle ne peut pas, qu’elle a des offres plus avantageuses ; on finit pourtant par se mettre d’accord et le marché se conclut pour 80, 100, 200 livres sterling, suivant le cas ; il est entendu que dans un délai de trois mois au plus, le nouveau-né aura cessé de vivre.