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de la culpabilité de la famille ; je ne conservai plus aucun doute quand on m’informa de l’existence d’un contrat d’assurance, et je dénonçai les coupables à la police, après leur avoir nettement refusé l’attestation qu’ils avaient espéré arracher à ma faiblesse. »

Le rôle du médecin est dans ces sortes d’affaires particulièrement délicat. A vrai dire, c’est de lui que dépendent non-seulement le paiement de la somme assurée, de ces quelques livres sterling dont la possession éventuelle est l’unique raison du crime, mais ce qui est plus sérieux, la liberté ou l’arrestation du couple suspect. Il faut que les apparences soient sauvegardées, et qu’avant que la mort survienne, le nourrisson ait été soumis à une visite médicale au moins. Si elle n’a pas eu lieu, le meurtre, les précautions infinies qu’on a prises pour en dissimuler les traces, tout cela ne sert plus à rien. Le succès n’est acquis, ne devient définitif que lorsque le père et la mère, s’éloignant en toute hâte de la maison du docteur, tiennent et serrent dans leurs mains fébriles l’indispensable déclaration que le décès est dû à des causes naturelles. Alors seulement on respire, tant d’efforts n’ont pas été dépensés en pure perte. Il s’en faut, du reste, que les médecins se montrent toujours aussi rigoureux que celui dont nous rapportions tout à l’heure l’honorable résistance. La plupart hésitent à prendre un parti violent, quelque douteux que soit le cas, si louches que leur paraissent les créatures qui sont devant eux et dont ils devinent l’angoisse intérieure, en dépit de la contenance assurée. S’ils refusent le papier, c’est la misère dans un logis peut-être honnête, c’est à coup sûr la comparution devant le coroner, les dépositions à la police, le grand et le petit jury, la cour d’assises. Ce n’est pas sans ennui qu’un praticien occupé songe aux démarches sans nombre, au temps perdu que lui coûtera sa résolution. II lui vient à la pensée qu’il ne possède, après tout, aucune preuve déterminante, qu’en l’absence de témoignages décisifs, les accusés seront peut-être acquittés. Y a-t-il eu réellement assassinat, ou simplement ignorance et stupidité? Au fond, son opinion est faite, mais il prévoit volontiers les objections, se représente le parti qu’un défenseur habile pourrait tirer d’un procès ainsi engagé. Non, décidément, il n’ira pas jusqu’au bout, il laissera tomber l’affaire. Certes, il répugne à signer le document qu’on lui demande, mais est-ce bien à lui qu’il appartient de livrer les criminelles à la justice? La police existe, c’est à elle de commencer une enquête, si elle le juge à propos. Telles sont les réflexions qui assaillent l’esprit des médecins des petites villes. Ces scrupules, les coupables les pressentent et les exploitent. Ils en tirent une sorte d’indication du point précis où ils peuvent aller sans encourir de risques sérieux. Dans les grands centres, ils ont encore moins