Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les champs ; supprimez une seule industrie, et le monde se sentira atteint dans son bien-être. Mais l’art est de tous les luxes le plus étroitement lié à la civilisation ; l’homme qui s’en passe, quel que soit le raffinement de ses vertus ou de ses vices, est un barbare.

Quelle est la nature particulière de cette joie que nous ressentons devant les créations d’un grand artiste ? Elle n’a rien de commun avec la jouissance des biens sensibles ni avec les contentemens de l’amour-propre ou de l’appétit. On peut jouir de l’œuvre d’art sans la posséder, et rien ne ressemble moins au plaisir esthétique que celui d’un propriétaire faisant le tour de son domaine ou d’un affamé s’asseyant à une table bien servie, ou du libertin pour qui tout ce qui lui plaît est une proie. Quand Pygmalion supplia le ciel d’animer d’un souffle de vie la statue qu’il adorait, il prouva qu’il n’avait pas des yeux d’artiste, et qu’il confondait les genres et les amours ; heureusement pour sa réputation, on a reconnu que son histoire n’était qu’un mythe.

Un auteur ancien parle d’un jeune homme de Cnide, dont la plus chère occupation était de contempler pendant des heures l’Aphrodite de Praxitèle. On le croyait dévot, il était éperdument épris. Absorbé dans sa rêverie et tour à tour mélancolique ou souriant, il murmurait tout bas des propos d’amour, et au sortir du temple, il gravait le nom de la déesse sur les murs des maisons et sur l’écorce des arbres. Chaque jour, il apportait à la statue qui lui avait pris le cœur quelque offrande précieuse. Il consultait le sort des dés pour savoir si un jour elle aurait pitié de lui, et selon la réponse de l’oracle, il avait des transports de joie ou s’enfonçait dans de noires tristesses. Enfin, il osa tout, et trompant la surveillance des sacristains, il passa une nuit dans le temple. Le lendemain de l’attentat, il disparut : on prétendit qu’il avait glissé du haut d’un rocher dans la mer, où s’engloutirent son sacrilège et son nom, car il n’est nommé que par son crime. Philostrate raconte une histoire semblable, mais dont le dénoûment fut plus heureux. Un autre jeune homme avait supplié cette même Aphrodite de l’agréer pour son fiancé. Il lui offrait sans cesse des présens et lui en promettait d’autres, l’assurant que la corbeille serait digne de ses grâces immortelles. Les Cnidiens n’y voyaient pas de mal ; ils pensaient que la gloire de la déesse ne pouvait que s’accroître si l’univers apprenait qu’un beau jeune homme rêvait de l’épouser. Comme ils demandaient à Apollonius de Tyane s’il trouvait dans leurs rites et dans leurs liturgies quelques détails à réformer, il leur répondit : — « C’est vos yeux que je voudrais changer. » — Le premier de ces jeunes gens était un libertin qui méritait de mal finir ; le second était un fou qu’Apollonius guérit de sa démence en le menaçant du sort d’Ixion. L’un et l’autre