Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avaient à la fois péché contre le ciel et commis un attentat contre l’art en aimant le marbre comme on aime une chair de femme.

Sans l’art, la science et la religion, il n’y aurait dans ce monde que des appétits et des affaires. Le plaisir esthétique, n’étant accompagné d’aucune convoitise, d’aucune idée de possession, est un des plus nobles que nous puissions éprouver. Pour admirer une œuvre d’art, il faut s’oublier et se donner, et nous entrons en communion avec quiconque l’admire comme nous ; c’est le seul amour que n’empoisonne aucune jalousie. Le roi Louis II faisait représenter pour lui seul, dans un théâtre vide, les opéras qu’il aimait. Ce malade n’avait de goût que pour les félicités solitaires ; la musique même ne pouvait lui faire oublier qu’il était roi, et il se réfugiait au désert pour mieux sentir sa gloire. L’œuvre d’art est un bien public ; elle semble dire : — « Je n’appartiens à personne ou plutôt j’appartiens à tout le monde, et celui de mes innombrables propriétaires qui me possède le plus est celui qui a le mieux su me voler mes secrets. » — Les Mingréliens ont un proverbe qui dit que comme les passans usent les chemins, le regard use le visage des jeunes filles. Les vierges de Raphaël ne sont point usées par les yeux des hommes, et l’abondance des regards ne les fait point rougir : elles sont faites pour être vues et pour se communiquer aux mortels.

Nous apportons dans ce monde deux passions nées avec nous et qui, selon notre tempérament, notre tour d’esprit, notre caractère ou l’éducation que nous avons reçue, se partagent notre vie dans des proportions fort différentes. L’une est la passion des réalités, l’autre l’amour des pures apparences. L’enfant, dès les premiers jours, connaît ces deux passions. Il crie sans cesse après sa nourrice, qui est pour lui la réalité suprême ; mais une fois repu, s’il tarde à s’endormir, il laisse errer ses yeux, son visage se dilate, on voit sur ses lèvres comme l’ébauche d’un sourire. Une ombre flottant au plafond, un rayon de soleil se glissant jusqu’à sa couchette entre deux rideaux, ou une voix, un chant qui caresse son oreille, le plongent dans une vague rêverie. Il se repaît de cette lumière, il se gorge de ce chant ; il a oublié sa nourrice. Plus tard, ses deux passions innées prendront une autre forme. De bonne heure s’éveillera en lui le sentiment très vif de la propriété, car l’homme naît propriétaire : la propriété est la manifestation visible de la personne humaine, et qui ne possède rien n’est rien ; c’est le sort de l’esclave. L’enfant pousse jusqu’au fanatisme l’amour de ce qui lui appartient et la haine du voleur. Mais il connaît aussi les jouissances désintéressées, impersonnelles, et les heures qui lui semblent les plus courtes sont celles qu’il emploie à contempler des images, à écouter des histoires. Plus l’image est colorée, plus elle lui plaît ; plus l’histoire est longue, plus elle l’enchante. Des contes de fées et des enluminures, c’est