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pitiés. Par une suite de sons qui forment des phrases, elle raconte la naissance, le progrès, les crises d’un sentiment. Par les diversités de la mesure et du rythme, par des motifs qui s’enchaînent ou se contrarient, par des modulations imprévues comme aussi par des répétitions qu’on attendait, elle exprime les mouvemens rapides ou lents, liés ou saccadés d’une passion, la pesanteur ou la légèreté de son allure, ses vivacités et ses repos, ses arrêts et ses reprises, ses conflits avec d’autres passions, ses victoires, ses défaites, ses métamorphoses, ses inconstances ou ses obstinés retours sur elle-même. Par la variété des timbres, elle lui donne un âge, un sexe, un visage et même un teint.

Mais elle va plus loin encore dans ses imitations. Les bruits de la nature, comme nous l’avons dit, ont pour nous un sens ; les corps sonores nous parlent une langue de sentiment différente de la nôtre, mais que nous comprenons ou croyons comprendre. La vague qui déferle avec fracas sur la grève nous fait part de son éternelle inquiétude ; la plainte aiguë de la bise nous dit les ennuis et les violences d’une âme tourmentée. Par les puissantes harmonies de son orchestre, la musique instrumentale reproduit à sa manière le langage des choses. Qu’est-ce que le bruit de la vague et du vent ? Une harmonie confuse. Elle démêle cette confusion, elle débrouille ce chaos, elle en fait sortir un monde. Ce n’est pas tout. Nos sens sont en relation constante les uns avec les autres, il se fait entre eux de perpétuels échanges ; les perceptions de l’ouïe se transforment en perceptions visuelles, certains sons combinés nous font penser à de certaines couleurs ou à de certaines formes, il semble parfois que nos oreilles voient, que nos yeux entendent. C’est ainsi que la musique non-seulement fait parler les choses, mais nous les fait voir, et qu’elle évêque dans notre esprit des scènes de la destinée humaine ou déroule sous notre regard des paysages doux ou terribles, rians ou sinistres.

Il avait vécu dans le commerce intime de la nature, le grand compositeur qui nous a répété tout ce que peut dire à l’âme d’un poète le murmure d’un ruisseau courant tour à tour entre des marges fleuries ou sous d’épais ombrages, et poursuivant jusqu’au bout son heureuse aventure, que célèbre le chant du rossignol et du coucou. Et il nous a dit aussi les plaisirs de l’homme des champs, une fête rustique troublée par un orage, la pluie, le vent, le tonnerre, les nuages qui se dissipent, le jour qui renaît, un étonnement de joie succédant à de folles terreurs, les campagnes désaltérées et fécondées, la création tout entière entonnant un hymne d’allégresse et d’espérance aussi frais que les rosées qui l’ont rajeunie et aussi simple que le cœur d’un paysan : c’est un cantique d’hyménée, la terre