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avait fait toute sa vie, et ce qu’ont fait avant lui et feront à jamais tous les hommes doués de quelque imagination, fut-elle dix fois moins puissante que la sienne. Notre imagination esthétique, c’est sa loi, projette continuellement notre ombre dans l’image des choses et en forme un mélange où nous ne discernons plus ce qui leur appartient et ce qui est à nous.

En vain la raison et la science protestent ; l’imagination les laisse dire. Aussi bien leur a-t-elle imposé longtemps sa méthode et ses visions. Pour l’alchimiste du moyen âge ou de la renaissance, les affinités chimiques étaient des sympathies, les élémens des corps avaient des appétits et des répulsions, des désirs et des répugnances, des amours et des haines, et l’homme ne finissait pas où commençait la nature. Le monde sensible ressemblait à cette forêt enchantée du Tasse, pleine d’apparitions, de nymphes, de démons artificieux, où les arbres entrouvraient leur écorce pour montrer à Tancrède le visage de Clorinde, à Renaud les yeux et la bouche d’Armide. Mais quand Renaud eut brandi son épée, frappé le fantôme, le charme fut soudain levé, les apparitions s’évanouirent ; les arbres ne furent plus que des arbres, où perchaient des oiseaux ignorans et incurieux des affaires humaines, et cette forêt, qui n’était plus qu’une forêt, offrit son bois aux bûcherons. Le Renaud des temps modernes qui désenchanta la nature n’était pas un chevalier, mais un penseur de génie, lequel enseigna que le monde sensible se réduisait à l’étendue et au mouvement, qu’il n’y avait rien de commun entre les corps et les esprits et que les animaux eux-mêmes n’étaient que des machines.

La philosophie, de son propre chef, en a appelé depuis ; elle a rapproché, conjoint de nouveau ce que Descartes avait séparé, et tour à tour elle a matérialisé l’esprit ou spiritualisé la matière. Mais qu’importent à l’imagination les théories des philosophes ? Elle obéit à sa loi, à son penchant, elle est moniste sans le savoir, et éternellement elle projettera sur le monde notre figure et notre ombre.

Il y a en nous un principe de vie, que nous appelons notre âme ; l’imagination vivifie, anime tout. Nous sommes des personnes ; elle personnifie sans cesse les êtres inanimés. Elle nous fait voir dans les forces de la nature des volontés semblables à la nôtre ; elle leur prête des intentions et des sentimens, des affections et des pensées, et nous n’avons qu’à la laisser faire pour nous retrouver partout. Il lui semble que les lignes d’un paysage se cherchent, se poursuivent et que leurs rencontres sont des aventures, qu’une plaine se réjouit quand le brouillard se lève et que la lumière la caresse, qu’il se passe quelque chose entre une eau qui court et les arbres qui la bordent, que les vieux chênes sentent le poids de leurs