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On sème avec crainte ou avec joie, et on ne reconnaît que rarement son blé de semence dans sa moisson.

Pour jouir de la pièce, il faut assister à la représentation en spectateurs désintéressés et recueillis, qui ont quitté pour quelque temps la partie et regardent jouer les autres. C’est ce qui nous arrive quand nous ne vivons plus que par l’imagination. Dans ces momens heureux, l’avare, miraculeusement affranchi de sa passion dominante, s’amuse des lésineries de son voisin et du ridicule qu’elles lui attirent ; le superbe constate avec un rire de parfait contentement que quand l’orgueil arrive, les disgrâces ne sont pas loin ; le voluptueux se divertit des déconvenues du libertin, l’ambitieux des mésaventures de l’ambition ; le philosophe est charmé de voir un sage démentir en un instant les maximes de toute sa vie et s’échauffer pour des misères, s’émouvoir d’une bagatelle, d’une salière renversée, d’un château de cartes qui s’écroule. Ils se trouvent tous dans l’état d’esprit qu’a peint Diderot, quand il disait : « Oh ! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l’on n’y faisait pas un rôle ; si l’on existait, par exemple, dans quelque point de l’espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d’Épicure, bien loin, bien loin, d’où l’on voit ce globe, sur lequel nous trottons si fièrement, gros tout au plus comme une citrouille, et d’où l’on l’observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds qu’on appelle les hommes. » Nous avons sur les dieux sommeillans d’Épicure cet avantage que leur suprême indifférence ne saurait comprendre nos passions ; de temps à autre, ils aperçoivent nos gestes, mais ils entendent mal nos discours, et notre vie a pour eux l’obscurité d’un rébus ou d’une pièce écrite dans une langue qu’ils parlent à peine. Il n’est point de passion que notre âme ne puisse concevoir et ressentir ; elles y sont toutes en germe. Les plus honnêtes gens de la terre ont commis en idée des vols et des meurtres ; les plus paresseux, les plus lâches se sont plus d’une fois couverts de gloire dans leurs songes. Il y a dans tous les hommes un héros et un criminel en puissance ; mais ils meurent pour la plupart sans que la graine ait levé.

Diderot ajoute : « Je ne veux voir les scènes de la vie qu’en petit, afin que celles qui ont un caractère d’atrocité soient réduites à un pouce d’espace et à des acteurs d’une demi-ligne de hauteur, et qu’elles ne m’inspirent plus des sentimens d’horreur ou de douleurs violens. Mais n’est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l’injustice nous cause soit en raison de l’espace et des masses ? J’entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien si ce sont deux atomes qui se blessent ; combien nos sens influent sur notre morale ! » Ils influent