Les incidens tragiques ou comiques de la vie réelle, outre les émotions intéressantes ou agréables qu’ils nous causent, ont pour efïet de nous rendre contens de nous ; c’est une joie qui s’ajoute aux autres. Après nous être ennoblis par notre sympathie pour les malheurs d’une âme généreuse, le destin qui la frappe nous semble, tout compté, tout rabattu, juste dans ses injustices, et notre conscience, en lui donnant raison, a le plaisir flafteur de s’identifier avec le gouvernement du monde. D’autre part, tout ce qui épanouit notre rate chatouille en même temps notre orgueil. L’honmie-machine dont nous rions nous paraît inférieur non-seulement à l’idée qu’il se fait de lui, mais à nous-mêmes ; nous sommes certains d’appartenir à une autre espèce ; en le dégradant, nous nous rehaussons dans notre propre estime ; plus sa sottise, sa folie et son inconsciente servitude nous amusent, plus nous nous sentons libres et raisonnables. Après quoi, dans quelques heures d’ici, rendus à nos affaires et à notre vie personnelle, spectateurs redevenus acteurs, et à notre tour marionnettes de nos passions, nous donnerons des spectacles à notre prochain, et nous serons assez inconsciens pour ne pas nous douter que nous sommes quelquefois, nous aussi, de fort plaisantes machines, car rien n’est plus plaisant qu’un automate qui a des désirs, des frayeurs, des espérances, des tendresses, des haines, et un orgueil démesuré, dont la fortune fait son hochet.
Si la contemplation du beau nous récrée en faisant jouer notre esprit, si notre imagination affective se plaît à considérer la vie comme un jeu terrible ou réjouissant, nous aimons, dans nos rêveries, à jouer avec le monde. Les réalités ne sont plus alors pour nous que ce que nous voulons qu’elles soient ; nous les teignons de notre couleur, nous les approprions à nos convenances, nous disposons d’elles à notre guise. Et pourtant notre vie se passe à sentir des résistances, et il nous semble que la qualité essentielle des choses est d’être résistantes, de contrarier notre vouloir, de nous affliger par leurs refus. Mais quand nous rêvons, rien ne nous résiste plus, rien ne nous gêne, rien ne nous pèse. Un pauvre homme abîmé de dettes, à qui ses créanciers ne laissaient point de repos, disait mélancoliquement : « Dieu bénisse les dominos et celui qui les inventa ! Pendant que je joue, j’oublie qu’il y a des huissiers. » L’imagination rêveuse n’oublie pas seulement qu’il y a des huissiers ; elle ne se souvient plus que le monde est un étranger dont les mœurs ne sont pas les nôtres, dont l’humeur s’accorde rarement avec nos goûts et à qui nous sommes fort indifïérens. Elle se