gens affairés et pressés tu obliges d’entrer chez toi ! Tu les appelles sans avoir besoin de parler. Moi tout le premier, du plus loin que je te vois, la soif me prend, et je te demande à boire ; mais je garde mon verre dans ma main, sans l’approcher de mes lèvres : il me semble que je te bois. » Voilà assurément des hyperboles ; mais quel jeune homme n’en a dit autant à la première femme qu’il ait aimée ? Je parle du temps où les jeunes gens étaient jeunes.
Nous n’avons jamais rencontré dans les chemins de ce monde, ni la colère d’Achille, traînant le cadavre d’Hector autour du tombeau de Patrocle, ni les extravagances d’Hamlet, dont on ne sait pas encore s’il était fou ou s’il feignait la folie. Mais l’histoire nous montre des emportés dont les violences nous rappellent les fureurs d’Achille, et nous avons dit de plus d’un rêveur détraqué : « Il est de la race d’Hamlet. » Si Homère et Shakspeare n’avaient pas grossi leurs personnages en nous les faisant voir par le petit bout de la lunette, nous seraient-ils restés à jamais dans les yeux ? Les images simplifiées et exagérées des objets réels sont des types ou des exemplaires. Les grammairiens nous rendent les règles sensibles par des passages d’auteurs bien choisis, clairs et frappans ; nous ne pouvons plus penser à l’exemple sans nous rappeler la règle, ni à la règle sans nous souvenir de l’exemple. Il en va de même des images caractéristiques créées par un grand artiste ; on ne revoit plus les choses sans penser à lui. Lorsqu’on sortant du musée de Dresde, Goethe rentra dans l’échoppe du cordonnier qui le logeait, il eut un saisissement : il croyait voir un Van Ostade.
Ce n’est pas seulement le caractère et le secret des choses qui se manifeste à nous dans une œuvre d’art, c’est aussi le caractère de l’artiste. Il ne peut imiter sans traduire, ni traduire sans interpréter, et l’interprétation est un travail de la pensée où le moi se révèle. C’est une prétention puérile de vouloir que le peintre ou le poète reproduise les choses telles qu’elles sont, sans y mettre du sien ; autant vaudrait lui demander de sortir de sa peau et d’entrer dans la vôtre.
Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Kant, pour savoir que chacun de nous voit par ses yeux, que chacun de nous imprime à ses perceptions la forme de son esprit, qu’il y a quelque chose de nous dans la plus fugitive de nos sensations, à plus forte raison dans tous nos jugemens. Une charrette vient d’accrocher un landau : interrogez trois témoins de l’accident, chacun aura sa façon de le conter parce que chacun l’a vu à sa façon. C’est là ce qui rend si difficiles la tâche de l’historien et les enquêtes contradictoires