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d’ascendant. La chair et le sang ont moins de révolte contre l’esprit ; les sens, moins de peine à se subordonner à la raison. A cet égard, nulle race n’est aussi peu charnelle.

L’esprit, chez le juif, est plus robuste que le corps. Ce qui a débilité l’un a souvent fortifié l’autre. La longue et terrible épreuve qui a diminué sa vigueur physique et amaigri ses muscles a tonifié son intelligence et affiné sa cervelle. L’appareil mental en est sorti plus fort et plus ferme. L’esprit surtout a été à la fois endurci et assoupli. Une trempe de quinze siècles de persécutions en a fait un métal ductile et solide, pliant et résistant ; il est incassable, pour ainsi dire.

On a dit que le juif s’acclimatait sous tous les ciels. Cela est encore plus vrai de son intelligence, car, si nous le trouvons vivant sous les latitudes les plus diverses, nous ne savons toujours au prix de quelles souffrances. Pour son acclimatation morale, aucun doute ; elle est d’une rapidité singulière. Il sait se faire à tous les milieux. Cela est d’autant plus surprenant que, par ses origines, par ses traditions, par ses habitudes de séquestration, il semble le moins malléable et le moins changeant des hommes. Mais cela n’est qu’à la surface, ou, si l’on aime mieux, ce n’est qu’au fond mystérieux de son être intime. Prenez-le dans son ghetto, ou dans les juiveries d’Orient ; il est le plus routinier des hommes ; vous le croiriez à jamais pétrifié dans ses rites et momifié dans ses coutumes ; on dirait une sorte de fossile vivant. Débarrassez-le de ses enveloppes traditionnelles, changez-le de pays ou de milieu ; c’est le plus assimilable, le plus renouvelable, le plus progressiste des hommes. Il y a, en tout juif, une secrète faculté de métamorphosé qui m’a souvent émerveillé. Il est prêt à toutes les transformations, sans presque jamais perdre l’empreinte de sa race, de même qu’il garde dans sa chair la marque de sa foi. Il a la faculté singulière de faire à volonté peau neuve, sans cesser au fond d’être juif. Il est ainsi, à la fois, l’homme qui se modifie le plus, et celui qui change le moins. Par là, il est peut-être unique. Il y a du Protée en lui. La facilité de ses mues tient du miracle. Il est comme un métal toujours en fusion : on peut le couler dans tous les moules, il prend toutes les formes sans changer de substance. Cela est surtout sensible en Occident, là où ses facultés ont libre jeu ; et pour faire du plus crasseux et du plus bigot des juifs d’Orient, un Occidental et un Parisien, il ne faut souvent qu’une ou deux générations. Sous des dehors parfois lourds, son intelligence est la plus agile que je connaisse. Le juif s’adapte à tout et s’assimile tout. C’est là sa faculté maîtresse, dirait M. Taine. Il changerait de planète sans être longtemps dépaysé. Cette faculté d’adaptation est de grande conséquence en toutes choses ; la place que tiennent