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vivant. Tel israélite voué à la philologie ou à l’archéologie descend d’une longue lignée de rabbins qui, durant des générations, ont peiné sur des textes obscurs. Les deux Darmesteter, par exemple, les fils de l’humble relieur, comptent parmi leurs ancêtres une trentaine de rabbins[1]. L’intelligence juive n’est pas une terre en friche à défoncer ; elle n’est même jamais restée longtemps en jachère. C’est un sol cultivé, depuis des siècles, qui, pour porter des moissons nouvelles, n’attendait que les nouveaux procédés de la science. Veut-on le regarder comme un peuple, Israël, encore une fois, est le plus ancien, et peut-être le mieux doué, de ce que les Allemands appellent les Culturvölker. Par la variété, comme par l’ancienneté de sa culture intellectuelle, il constitue, parmi les nations, une sorte d’aristocratie de naissance. Cela, nous l’avons dit, est de grande conséquence. Du jour où il a obtenu la liberté et l’égalité, le juif devait partout tendre au premier rang.


III

Chez le juif, l’esprit l’emporte sur le corps ; en revanche, chez lui, l’intelligence est supérieure au caractère. On dirait que l’une a grandi aux dépens de l’autre — ou, plus justement, — ce qui a fortifié ou affiné la première a souvent abaissé le second. Ce n’est pas là un phénomène sans précédent. Un pessimiste ajouterait peut-être que c’est un fait normal, que, dans les races et les civilisations, sinon chez les individus, l’intelligence et la moralité sont comme les deux plateaux d’une balance, dont l’un monte quand l’autre descend. C’est là, diraient certains, une loi historique. Nous sommes trop intéressés à ne pas le croire pour y souscrire facilement. L’exemple des juifs n’est pas une preuve. Le cas d’Israël est d’une explication aisée ; l’histoire nous la donne.

Chez les anciens Hébreux c’était plutôt l’inverse : le caractère était supérieur à l’esprit. En ce sens encore, — au moral de même qu’au physique, — le juif moderne peut sembler une race en décadence. La dépression du caractère, unie à la vivacité de l’intelligence, est en effet un des traits les plus marqués des peuples en décadence, témoin les anciens Grecs et les Italiens des deux derniers siècles. On a beaucoup parlé de la persistance du caractère juif à travers les siècles ; l’observation, vraie à certains égards, est fausse ou superficielle à d’autres. L’opiniâtreté était le trait dominant, la marque du juif ancien, de l’Hébreu antique. Il avait une raideur d’âme et d’échine, rare chez les Orientaux. C’est Mardochée,

  1. Arsène Darmesteter : Reliques scientifiques, 1890. Préface de M. James Darmesteter.