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il demandait de porter le vin aussi bien que lui, de conserver toujours toute la lucidité de leur pensée et d’être les voyans de l’ivresse.

Peu de joies sont comparables à celle de l’artiste quand il découvre qu’une impression qu’il a reçue est féconde, qu’elle est grosse d’une œuvre d’art. Si l’événement justifie son espérance, si l’enfant vient à terme, il s’écrie, comme Abraham : « Que le Très-Haut soit à jamais béni ! Un fils m’est né. » S’il se laissait aller, il confierait son secret à tous ses voisins, à tous les passans, au premier venu ; mais il craint les accidens et les voleurs. Il garde pour lui cet enfant du mystère, et avec quel soin il l’élève, il le couve ! Un miracle s’est opéré ; il est à la fois père et mère, son sang vient de se changer en lait, et ce qu’il y a de meilleur en lui ne sert plus qu’à la nourriture de cette autre vie qui lui est aussi chère que la sienne. Je n’en dis pas assez : aucune mère n’a pour son nourrisson autant de prévenances, d’attentions, d’anxieuse sollicitude que l’artiste pour son sujet.

Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, tout ce qu’il apprend, tout ce qui lui arrive, les moindres circonstances de sa vie et de ses rencontres, ses méditations, ses rêveries, ses lectures, il n’est rien dont il ne le fasse profiter. C’est le centre de ses pensées, l’idée fixe qui absorbe toutes les autres, son éternel et unique souci. Les plus grands intérêts de ce monde lui paraissent des bagatelles, des vétilles, en comparaison de son affaire à lui, et il se persuaderait facilement que, des étoiles jusqu’aux hommes et aux plantes, l’univers n’a été créé que pour fournir des canevas au poète, des données à l’architecte ou des motifs au musicien.

Mais, à quelque temps de là, ce rêveur échauffé devient un autre homme. Il a commencé, d’exécuter, il s’occupe d’ébaucher son œuvre, et désormais il se défie de ses entraînemens, de sa fièvre et de ses nerfs. Il s’applique à rasseoir son esprit, à calmer son pouls. Il réfléchit, il raisonne, il combine, il calcule. Quel que soit son sujet, il doit l’accommoder aux lois de son art, et si chaque art a sa logique propre, ses règles particulières, une loi qui leur est commune à tous veut que toute œuvre soit composée, c’est-à-dire qu’elle forme un ensemble, que la contexture en soit à la fois naturelle et savante, que les parties soient bien distribuées, les lignes bien agencées, les masses bien pondérées, qu’il y ait de la convenance dans les détails et dans les ornemens. Cela suppose une grande application et un long travail de l’esprit. « Eh quoi ! improviser ! écrivait Delacroix, c’est-à-dire ébaucher et finir en même temps, contenter l’imagination et la réflexion du même jet, de la même haleine, ce serait, pour un mortel, parler la langue des