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Euripide ou Racine enchantait notre tristesse ; Molière enchante notre ennui et nous en fait une source de joie.

Tels sont les effets bienfaisans et la magie de l’art : mettant à profit la faculté que nous avons de vivre de la vie des autres et de nous intéresser même à de pures apparences, il nous soustrait pour quelque temps à la tyrannie de notre moi et de nos passions égoïstes, qu’il remplace par des émotions qui sont des plaisirs et quelquefois des voluptés. Les affections de notre âme participant toujours de la nature des objets qui les inspirent, et les réalités de l’art n’étant que des images ou des simulacres de réalité, les passions que ces images excitent en nous ne peuvent être que des ombres de passions. Ces ombres ne sont point livides, pâles, ou ténébreuses comme celles qui errent sur les bords du Styx ou habitent les prairies mornes que décore à regret le triste asphodèle. Vivantes, colorées, lumineuses, faites à la ressemblance de nos passions réelles, dont elles ne diffèrent que par la légèreté divine qui est l’heureux privilège des ombres, elles ne nous pèsent jamais. Elles mettent notre esprit en fête ; leurs murmures et leurs soupirs sont des chants, leurs mouvemens onduleux sont des danses ; elles remplissent notre maison de leur bruit et de leur joie, après quoi le coq chante, ces fantômes s’évanouissent comme une fumée, et rendus à nous-mêmes, à nos affaires, à nos intérêts, à nos prétentions, à nos soucis, nous retombons sous l’empire des passions qui pèsent, des inquiétudes qui rongent, des tristesses qui oppriment, des pitiés qui serrent le cœur, des amours qui brûlent le sang et des plaisirs incomplets qu’il faut acheter par des peines.

Notre raison, qui, toujours en guerre avec nos passions, nous reproche souvent nos émotions naturelles comme d’absurdes faiblesses, ne trouve rien à redire à celles que l’art nous donne. Elle aime tout ce qui est impersonnel et tout ce qui est réglé. Elle s’associe à nos plaisirs, quand elle y découvre de l’arrangement, de la conduite, quelque chose d’ordonné et de suivi ; les mouvemens de notre âme les plus vifs ne lui déplaisent point pourvu que la musique y préside et que nous dansions en mesure. L’artiste lui a donné des gages, il n’a rien fait sans sa participation ; car si l’œuvre d’art est une œuvre de sentiment, elle est aussi une combinaison de l’esprit. Dionysos, dieu de la vigne et de la poésie dramatique, ne s’enivrait jamais de son vin, et dans ses plus grands excès, il avait jusqu’au bout toute sa tête de dieu. On sait qu’à Delphes, durant trois mois, il remplaçait Apollon et que, confident des destins, lisant dans le passé et dans l’avenir des âmes, il rendait d’infaillibles oracles. S’il s’amusait à voir trébucher et délirer son vieux Silène, ses vrais favoris étaient ses poètes à qui