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désolation de la mer, une chapelle en ruines se dresse comme une pensée immuable fixée sur l’invisible. De fortes ondées, envoyées par un orage montant du large, nous forcèrent à nous réfugier dans une ferme, à côté d’un moulin à vent, dont les deux bras noirs, immobiles, ressemblaient à des faux monstrueuses. La porte de cette ferme était fabriquée avec la plaque en tôle provenant d’un steamer échoué, et la chaudière rouillée de ce même navire était couchée dans la cour. Le paysan, grave comme un chouan, nous fit asseoir près de la cheminée basse où grésillait un feu de lande. Les étincelles tourbillonnaient dans le foyer, et par les trous de la porte de fer, débris d’un naufrage, sifflait la tempête. De temps en temps, on entendait les grondemens de la mer lointaine comme les coups d’un assaut répété. L’histoire du roi Gradlon et de sa fille m’était revenue à la vue de cette côte superbe et terrible. Je vais la dire telle que je la vis pendant cette heure, en regardant le feu et en écoutant la mer.

Dans cette partie de la Bretagne que nous nommons Finistère et que les Romains avaient nommée corne de la Gaule, cornu Galliae, dont quelques-uns dérivent Cornouaille, régnait, au Ve siècle, le roi Gradlon. C’était un de ces chefs de clan, pirates et conquérans, qui, en prenant fait et cause pour les Bretons contre les Germains envahisseurs, devenaient quelquefois conans ou rois de tout le pays d’Armor. Jeune encore, il avait passé en Grande-Bretagne ; il avait guerroyé chez les Cambriens contre les Saxons ; il avait poussé jusque chez les Pietés et les Scots. De sa dernière expédition dans le Nord, il avait ramené un cheval noir et une femme rousse. Le cheval, qui s’appelait Morvark, était superbe et indomptable. Il ne se laissait monter que par la reine Malgven et par le roi Gradlon. Lorsque d’autres le touchaient seulement, il se cabrait en frémissant ; sa crinière se hérissait toute droite sur son cou, et il fixait les gens de ses beaux yeux noirs, presque humains, mais farouches, pendant qu’une flamme légère semblait sortir de ses naseaux, si bien qu’on reculait épouvanté. Non moins redoutable et belle était la reine du Nord, avec son diadème d’or, son corselet en mailles d’acier, d’où se dégageaient des bras d’une blancheur de neige et les anneaux dorés de sa chevelure qui retombaient sur son armure d’un bleu sombre, moins bleue et moins chatoyante que ses yeux. De quel exploit, de quel crime ou de quelle trahison cette proie splendide était-elle le prix ? Personne ne le sut jamais. On disait que Malgven était une magicienne, une sène irlandaise ou une saga Scandinave qui avait fait périr son premier possesseur par le poison, pour suivre le chef armoricain. Triomphante, heureuse, elle régnait sur le cœur de Gradlon. Mais à peine celui-ci fût-il devenu