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au reste, l’accessoire empiète, usurpe sur l’essentiel, l’inutile, qui s’étale, gêne l’important, les hors-d’œuvre nous cachent le principal, et il nous semble dans nos heures de pessimisme imaginatif que c’est une loi de nature, que l’insurrection du petit contre le grand est toujours victorieuse, que le monde est la proie des parasites.

Ajoutons que pour que nos images nous plaisent, elles doivent s’offrir à nous comme un ensemble nettement délimité, auquel rien d’étranger ne se mêle, pur de tout alliage et se détachant en pleine lumière sur son fond. Or dans le monde réel, rien ne commence, rien ne finit ; le point succède au point, l’instant à l’instant, sans qu’il y ait entre eux aucun arrêt ni aucun repos. L’objet que nous contemplons, nous voudrions l’isoler de tout ce qui l’entoure et que tout s’entendit pour faire le vide autour de lui, afin de le voir lui tout seul, et souvent nous le voyons se perdre comme un détail dans un autre ensemble. La continuité du temps et de l’espace chagrine notre imagination ; rien ne s’isole, rien ne se détache. Il est vrai que, par un effort de notre esprit, nous réussissons à circonscrire, à limiter nos tableaux ; mais ce travail est quelquefois un labeur, et le labeur n’est pas un jeu. Ce mélange de tout, cette pénétration des choses les unes dans les autres, qui est le caractère de la nature, est pour nous une cause de grandes distractions, et souvent ce qui nous déplaît nous fait oublier ce qui nous plaît, ou un détail futile nous enlève à nous-mêmes. Nous ressemblons alors à ce prédicateur qui, en montant en chaire, avisa dans son auditoire une femme de sa connaissance qu’il croyait partie pour la campagne. Il se demanda si c’était bien elle et ce qui avait pu l’empêcher de partir. Il raisonna si bien là-dessus que lorsqu’il revint à lui-même, il ne retrouva plus son texte, et qu’il s’écria mentalement : « Mon Dieu, si vous voulez que je prêche, rendez-moi mon sujet ! » Dans nos contemplations, dans nos rêveries, il nous arrive, à nous aussi, de perdre notre sujet, et quand, revenus de nos absences, nous réussissons à le ravoir, il ne nous dit plus rien, l’heure du berger est passée.

La nature nous ravit souvent par ses magnificences, souvent aussi ses profusions nous déconcertent, nous confondent, nous lassent. Sa prodigieuse fécondité multiplie sans raison apparente les êtres et les choses ; c’est un débordement de vie, une débauche de création, et nous sommes tentés de dire ce que disait Corinne à Pindare : « C’est de la main qu’il faut semer, et non à plein sac. » Parmi tous ces êtres pullulans, il en est des milliards qui échappant à nos sens par leur petitesse, ne peuvent nous procurer aucun plaisir. Quand on les examine à la loupe, on découvre que la nature les a façonnés, parés aussi précieusement que le joaillier