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moindre détail, tout est simple et grand, tout annonce que cette naissance n’est pas un événement ordinaire ; animé d’un grand sentiment, le peintre a su donner à cette scène très bourgeoise la dignité d’une scène d’histoire. Les époques heureuses dont je parle ont été pour l’art un temps d’innocence paradisiaque. Il n’avait pas encore mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, il faisait instinctivement le bien sans le distinguer du mal. L’Éternel avait rassemblé sous les yeux de l’artiste toutes les bêtes des champs, tous les oiseaux du ciel, pour voir comment il les nommerait, et le nom qu’il leur donnait leur restait. Il disait en contemplant la nature : « Celle-ci est l’os de mes os, la chair de ma chair. » Il l’aimait, il s’en croyait aimé. Sa force était revêtue de douceur et les œuvres de ses mains respiraient la joie candide et pacifique propre au génie qui s’est trouvé sans avoir eu la peine de se chercher.

Ce qu’on faisait par instinct dans les âges d’innocence, on l’a fait plus tard par sagesse. Dans tous les siècles, les grands artistes ont su se plier à la double loi de l’art, accorder leurs goûts avec leur devoir et concilier ce qui semblait inconciliable. A quelle école appartenait Rembrandt ? Il avait le sens profond du réel et de la vie, et par l’emploi qu’il faisait de la lumière, il donnait aux plus vulgaires réalités quelque chose de prestigieux, de surnaturel, de sorte que les œuvres de cet enchanteur sont en même temps des morceaux de nature et des contes fantastiques, des féeries ou les visions d’une grande âme. Dans quelle classe rangerons-nous Shakspeare ? S’il aimait le compliqué, si souvent il l’a trop aimé, où est le poète qui a su mieux que lui trouver les paroles magiques qui nous font tout voir d’un coup et résument l’univers ? Était-ce un pur idéaliste que Racine ? Il s’appliquait à simplifier ses héros, mais dans la peinture des sentimens, quel autre a mieux entendu la dégradation des ombres et des lumières, la science des couleurs nuancées, des tons et des demi-tons ? Était-ce un idéaliste, était-ce un réaliste que l’auteur de Manon Lescaut, qui, dans ce chef-d’œuvre du roman français, nous enseigne à la fois comment s’y prend le malheur pour purifier les âmes et changer le vice en vertu, et comment l’art doit s’y prendre pour peindre les avilissemens, les ignominies de la passion, sans que jamais le cœur nous lève ? D’un bout à l’autre de cet incomparable récit, quelle sobriété, quelle discrétion ! quel moelleux et quelle noblesse de touche ! quelle attention continuelle à sauver les détails odieux, à jeter un charme sur nos dégoûts !

Dira-t-on qu’il n’y a là qu’une question d’opportunité, que les deux systèmes ayant chacun leurs avantages respectifs, selon les temps et les lieux, l’un vaut mieux que l’autre, qu’ils doivent se