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partager à l’amiable le domaine de l’art, que le réalisme convient aux petits sujets et à l’art familier, l’idéalisme aux grands sujets et à l’art héroïque ? Un jour que Donatello, se disposant à dîner avec Brunelleschi, lui apportait des œufs dans son tablier, Brunelleschi lui fit voir un crucifix qu’il avait exécuté en secret et qui se trouve aujourd’hui encore dans une des chapelles de Sainte-Marie-Nouvelle. Donatello eut un tel saisissement que le tablier lui échappa des mains et que les œufs se cassèrent. « Tu es né, s’écria-t-il, pour faire des Christs, je ne suis bon qu’à faire des paysans ! » — Partagerons-nous les artistes en faiseurs de paysans et en faiseurs de Christs et dirons-nous que ceux-ci doivent viser au grand, ceux-là à la perfection du naturel ? Le contraire a plus de chances d’être vrai, et ce qui distingua les âges heureux de l’art, ce fut précisément le besoin de nous familiariser avec les grands sujets, en les abaissant jusqu’à nous sans les dégrader, et le désir de relever les petits par la façon de les traiter.

La plus noble besogne dont l’art se soit chargé, c’est assurément de présenter aux hommes l’image de leurs dieux, et ce fut aussi la plus audacieuse de ses entreprises. Que l’architecture leur bâtît des maisons assez belles pour qu’ils se plussent à les habiter, que la musique donnât une voix à l’âme qui les adore et lui enseignât à exprimer ses terreurs et ses joies par des cris mélodieux, dignes de monter au ciel avec la fumée de l’encens, que la poésie racontât dans une langue pleine de grâce et d’harmonie leurs actions et leurs décrets, leurs vengeances et leurs miséricordes, tout cela semblait conciliable avec le respect qui leur est dû. Mais que les arts plastiques et la peinture prêtassent à ces immortels, qui se cachent plus souvent qu’ils ne se montrent, un corps et un visage, cette irrévérence était presque un sacrilège. Les dieux sont ces puissances invisibles auxquelles nous rêvons en contemplant le monde et qui possèdent ses secrets. Leur donner une forme, n’était-ce pas les convertir en idoles ?

Longtemps l’artiste hésita ; s’il aimait passionnément son ébauchoir, il craignait la foudre, et il y avait beaucoup de respect dans son irrévérence. Il commença par représenter ses dieux sous quelque forme symbolique empruntée à la nature. Il nous paraît tout simple de croire qu’en créant une âme, elle fait une plus grande chose qu’en créant une étoile, et nous regardons ses successions comme des progrès ; c’est une idée très moderne. La géométrie est l’ordre parfait, et aussi bien que la raison humaine, la nature est géomètre quand il lui plaît ; mais elle ne l’a été que dans le commencement de sa carrière, lorsqu’elle façonna les mondes et leur marqua leur chemin, ou plus tard quand elle fit les cristaux. Les êtres vivans n’ont presque plus rien de géométrique, et