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année, sans quoi ils pourraient s’échapper, et peut-être s’en aller si loin qu’elle n’en retrouverait pas un seul. Je crois bien que sa tête est pour eux une maison de force, et non pas le lieu de leur naissance : c’est le cas de veiller soigneusement à leur garde… Voltaire a fait des vers galans qui réparent un peu l’effet de leur conduite inusitée. »

Quelque temps après, la duchesse cachait Voltaire pendant deux mois pour le soustraire à la haine de gens de qualité dont il avait trop franchement démasqué les friponneries ; c’est dans cette retraite qu’il composa, c’est la nuit qu’il lisait à la princesse quelques-uns de ses contes : Babouc, Memnon, Scarmentado, Micromégas, Zadig. On réussit à apaiser ses ennemis, et les fêtes recommencèrent. Mme du Châtelet et Voltaire jouèrent avec succès dans l’opéra héroïque d’Issé, de Lamotte et Destouches, dans la Prude et Zélindor. Comme sa protectrice, il aima passionnément la comédie d’amateur, et il eut partout son théâtre, à Paris, rue Traversière, à Lausanne, Ferney et Tournay[1] (ces derniers lui attiraient de piquans démêlés avec leurs excellences de Berne). Il voulait que tous ses acteurs eussent le diable au corps, dirigeait les répétitions, et, dans son zèle extrême, revêtait dès le matin son costume tragique, puis, ainsi affublé, descendait au jardin où il donnait tranquillement des ordres à ses jardiniers stupéfaits. Il se croyait, et Lekain son élève le proclamait un merveilleux acteur, tandis que d’autres témoins, Gibbon en particulier, trouvaient sa déclamation modelée d’après la pompe et la cadence d’autrefois, respirant plutôt l’enthousiasme de la poésie qu’elle n’exprimait les sentimens de la nature.

À Sceaux, il occupait l’ancien logement de Sainte-Aulaire, et ce rapprochement lui dicta cet aimable madrigal :

J’ai la chambre de Sainte-Aulaire
Sans en avoir les agrémens.
Peut-être à quatre-vingt-dix ans
J’aurai le cœur de sa bergère :
Il faut tout attendre du temps,
Et surtout du désir de plaire.

Voltaire était en grande faveur, il aurait remplacé dans les bonnes grâces de la princesse Salpetriale Berger, Malézieu lui-même, sans une grave imprudence qui l’obligea de partir précipitamment. Mme du Maine, qui aimait qu’on lui offrît des fêtes chez elle, avait permis à la marquise de Malauze de faire les frais de l’opéra d’Issé ; mais

  1. Voir Lucien Perey, Voltaire aux Délices, in-8o ; Calmann Lévy.