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laquelle on voit deux pierres couvertes de mousse, que domine une vieille croix de bois vermoulue, c’était la fontaine de Baranton et le tombeau de Merlin. C’est là que, selon la tradition bretonne, le barde devin fut endormi par la fée Viviane et qu’un magique sommeil ferma pour toujours les paupières du grand enchanteur. Que de pèlerins sont venus ici, attirés par le mystère troublant de cette légende, par ce personnage fuyant, énigmatique ! Mais ni le susurrement ironique de la source, ni le balancement des genêts en fleurs, ni la forme bizarre des pierres brutes ne leur ont rien appris sur l’Orphée celtique. Le prophète des Bretons est resté le sphinx des bardes, et la forêt de Brocéliande a gardé son secret. Le plus vieux des trouvères, Robert Wace, le dit avec un sourire fâché : « Fol y allai, fol m’en revins. »

Je m’en allais comme Robert Wace, quand j’aperçus, appuyée contre un rocher dont elle semblait faire partie, une bergerette de quinze à seize ans, vêtue de loques, le teint hâve, les cheveux noirs pendans. La tête penchée, elle tenait sa quenouille suspendue à son fuseau, et filait, filait, pendant que sa chèvre broutait une touffe d’ajoncs. Je lui demandai mon chemin. Elle me jeta de côté plusieurs regards timides et farouches de ses yeux d’un bleu verdâtre, puis, de son fuseau, m’indiqua la direction. Elle ne parlait pas le français, mais elle m’avait compris. — « Est-ce là-bas la fontaine des fées ? » dis-je en désignant la fontaine de Baranton. Elle me répondit : Homman nequet an hini guir. Les deux ou trois mots de breton que j’avais appris en voyage ne me suffisaient pas pour comprendre ; mais je crus deviner à son hochement de tête que cela signifiait : ceci n’est pas la vraie. Et voyant qu’elle se mettait en marche, je compris qu’elle voulait me conduire à une autre source qui, selon elle, avait des vertus plus efficaces. Je la suivis longtemps par des chemins pierreux. D’une main, elle traînait sa chèvre, de l’autre, elle brandissait son fuseau échevelé comme une arme, courant et sautant pieds nus sur les roches. Mais elle ne se déridait pas. Toujours grave, avec ses regards obliques couleur de mer et couleur de forêt, elle restait la sauvage et mélancolique fille de la lande, défiante de l’étranger. Enfin, nous entrâmes sous une épaisse chênaie pour déboucher sur une combe de verdure ensoleillée. Elle chatoyait comme une émeraude entre les bois sombres. Dans le fond, au bout de la pelouse, se cachait un bas-manoir breton d’un seul étage, à volets verts fermés, à tour unique et carrée, surmontée d’un toit en pyramide. A l’extrémité supérieure de la combe, sous un petit bois d’aunes, enfoui lui-même et protégé par les bras noueux de la forêt géante, miroitait le bassin d’une fontaine, d’où filtrait avec un murmure discret un ruisseau coulant vers le manoir. La fillette y fit boire sa