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vil haillon sortit dans toute sa fierté l’Ange maudit qui porte au front l’étoile de la science et de l’orgueil. Ses ailes crépusculaires étaient dressées et touchaient la voûte ; elles frémissaient. Carmélis frissonna de terreur. A travers ses yeux fermés elle voyait tout ; mais elle restait fascinée, clouée sur sa couche. Immobile, l’Esprit couvait la vierge. De ses yeux ardens, de ses mains étendues, de ses ailes élargies, il l’enveloppait d’un effluve puissant qui la secouait de brusques soubresauts. Elle descendait, descendait avec lui dans l’abîme, et c’était une torture délicieuse. Peu à peu, la cellule s’emplit d’une vapeur épaisse où elle ne distinguait plus que les yeux rouges de l’Ange maudit et son étoile enflammée. Tout à coup, elle sentit ses lèvres comme un fer chaud sur sa bouche ; en même temps, un fleuve de feu la pénétrait et le serpent de la mort la mordait au cœur. Sous la commotion violente, elle poussa un cri strident et s’éveilla. Elle était seule sur sa couche brûlante, dans l’air étouffant de sa cellule. L’orage grondait au dehors, et par la fenêtre, une ombre s’échappa comme un grand oiseau dans la nuit chaotique. Mais la voix solennelle et triste du prince de l’air clama dans la tempête d’automne : « — Puisque tu m’as aimé, tu seras la mère de Merlin. De moi il aura la science maudite par l’Église, et il sera un grand prophète[1]. »

  1. Si l’idée mère de la légende de Faust est le pacte du magicien avec le diable, l’idée génératrice de la légende de Merlin est le magicien-prophète, fils de l’Ange tombé Lucifer et d’une vierge. L’origine de Merlin contient le sens symbolique du personnage. Il aura de son père l’esprit de révolte, l’insatiable curiosité, la connaissance du monde naturel et le désir sans frein. De sa mère lui viendra l’instinct de douceur, de sympathie et d’espérance, enfin le don merveilleux par excellence, l’intuition angélique des âmes et du monde divin. Le génie païen et le génie chrétien, qui sont entrés dans la substance de son être, lutteront en lui sans pouvoir se vaincre. Il sera torturé à la fois par le désir de la terre et par la nostalgie du ciel, et il mourra fou de ne pouvoir les étreindre dans une même possession. Les plus vieux historiens, Nennius et Geoffroy de Monmouth, font descendre Merlin d’une vierge (vestale ou nonne) et d’un démon incube. Voici comment Nennius caractérise ce genre d’esprits : Nam ut Apulejus de Deo Socratis perhibet, inter lunam et terram habitant spiritus, quos incubos dœmones appellamus. Hi partim hominum, partim vero angelorum naturam habent. (Nennius, Historia Brittannorum, liv. VI, c. 18.) Cette idée fondamentale persiste à travers toutes les déformations postérieures et sous les fantaisies les plus extravagantes des trouvères. Je la trouve exprimée d’une manière remarquable dans un roman français du XIIIe siècle : — « Dieu permit que Merlin eût comme son père la connaissance de toutes les choses passées ; puis, afin de rétablir la balance entre le ciel et l’enfer, Dieu joignit à la science que l’enfant recevrait de son père celle de l’avenir que Dieu lui accorderait. Ainsi l’enfant pourra-t-il choisir librement entre ce qu’il tiendrait de l’enfer et ce qu’il tiendrait du ciel. » (Le Roman de Merlin, par Robert de Boron, publié par Paulin-Paris. — Romans de la Table-Ronde, t. II, p. 25.) — Les sources les plus anciennes sur la vie de Merlin sont le récit de Nennius dans son Histoire des Bretons, ch. XL à XLII ; la Vita Merlini en vers latins, de Geoffroy de Monmouth. — Plus important et plus suggestifs sont les fragmens épars dans le Myvyrian Archeology. — La tradition armoricaine se retrouve en partie dans le Roman du Brut, de Robert Wace et dans le Roman de Merlin, par Robert de Boron. M. de La Villemarqué a réuni les traditions essentielles qui se rapportent au personnage dans son livre : Myrdhin ou l’Enchanteur Merlin, son histoire, ses œuvres, son influence.