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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 106.djvu/891

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Un soir donc que le roi fatigué de la chasse dormait d’un sommeil profond, la reine Genièvre et Mordred s’approchèrent de Merlin qui était seul, assis près du foyer à demi éteint de la grande salle de Kerléon : « Tu sais, dit Genièvre en souriant, que d’après la loi, la reine a le droit de demander chaque jour au barde du roi un chant d’amour pour la distraire. Mais à toi, le grand enchanteur, je ne ferai point si futile prière. Plus rare est ma fantaisie. On m’a parlé d’un philtre si puissant que lorsqu’une femme le fait boire à un homme, elle se l’attache d’un lien fatidique. Je désire ce philtre pour une amie ; peux-tu me le procurer ? » Merlin regarda la reine et Mordred de son œil voyant. Il sentit se croiser en lui la flamme haineuse du couple adultère, et dans cette lueur fugitive, il eut le pressentiment du complot ténébreux qui se tramait contre lui et le roi. Il répondit : « Reine, je sais que ce philtre existe ; mais ma science l’ignore et mon art ne peut le procurer. » Mordred prit la parole et dit : « O grand enchanteur ! faut-il que je t’apprenne quelque chose ? Sache donc qu’en Armorique, dans la forêt de Brocéliande, il y a une fontaine. La magie des druides y évoqua jadis les esprits de l’air et de l’abîme. Une fée, une femme y réside aujourd’hui, la plus charmante et la plus redoutable des magiciennes. Pour l’évoquer il faut le plus puissant désir et la plus grande volonté. Personne ne la dompta jamais. Toi seul tu le pourrais. Elle possède le philtre que cherche la reine et elle t’enseignera des mystères plus profonds que ceux que tu connais. — La magicienne de Brocéliande ? dit Merlin, pourquoi ce nom me fait-il frissonner ? — Parce que, dit Mordred, c’est la seule femme capable de lutter avec toi et de répondre à ton désir. — Merlin ! mon doux Merlin ! dit Genièvre, va trouver la magicienne de Brocéliande et pense à mon désir ! » Et ils laissèrent le barde plongé dans sa rêverie.

La première pensée de Merlin fut de faire part au roi de ses soupçons sur la fidélité de Mordred. Puis, il songea au danger formidable d’une révélation prématurée et se promit de surveiller lui-même le neveu d’Arthur. Mais un désir plus fort que sa sagesse l’avait mordu au cœur, le désir d’une femme qui serait son égale, l’envie de la dompter… de l’aimer peut-être. De quelle violence le souffle du couple adultère avait fait surgir de ses propres entrailles une âme qu’il ne connaissait pas, une âme enflammée de désir et couronnée d’orgueil ! Il la découvrait avec épouvante. Si Radiance avait éveillé la partie éthérée de son âme, si elle avait fait vibrer en lui le vague ressouvenir d’une existence céleste, le nom seul de la magicienne de Brocéliande remuait un tourbillon de mémoires terrestres, de joies terribles, de souffrances infernales. Le fils de Lucifer se retrouvait ! Vainement il se rappela les