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Taliésinn. Cette fois-ci, je n’ai fait qu’y passer pour vous donner mes enseignemens et vous révéler l’un à l’autre, ô Elfinn et Fahelmona ! — Alors qui donc es-tu, toi qui d’âge en âge changes de verbe et de figure ? — Je suis un mage. — Qu’est-ce qu’un mage ? — Celui qui possède le savoir, le vouloir et le pouvoir. Par ces trois forces réunies, il commande aux élémens ; il fait plus encore, il maîtrise les âmes. Mais beaucoup se sont donnés pour mages et se donneront pour tels qui ne le sont pas. — A quel signe les vrais mages se reconnaissent-ils ? — Le vrai mage n’est ni celui qui change le plomb en or, qui appelle l’orage ou qui évêque les esprits. Car toutes ces choses peuvent se tramer par feintise et mirage ; et l’enfer les imite. Le vrai mage est celui qui a le don de voir les âmes cachées dans les corps et de les faire éclore. Les faire éclore, c’est les recréer ; les recréer, c’est les rendre à elles-mêmes, à leur essence primitive, à leur génie divin, comme disaient nos aïeux les druides. Le vrai mage est celui qui sait aimer les âmes pour elles-mêmes et rassembler celles qui sont destinées l’une à l’autre par une chaîne de diamant, par cet amour qui est plus fort que la mort ! C’est ce que j’ai fait pour vous. Et maintenant adieu. — Tu veux nous quitter ? — Il le faut. Par la mer je suis venu ; par la montagne je m’en irai. Ma patrie est où sont les étoiles d’été. Mais je vous laisse un souvenir… Regardez derrière vous. »

Elfinn et Fahelmona regardèrent dans l’abîme vaporeux et eurent un nouvel étonnement plus grand que tous les autres. La vallée d’où ils sortaient était comblée tout entière par les eaux. A la place du château de Maëlgoun, baignant la montagne à mi-côte, s’étendait un lac profond et immobile. A sa surface, comme une aile tombée des épaules d’un ange, nageait une harpe d’argent. Les cordes rayaient l’eau noire de fils lumineux ; et dans le ciel, une étoile brillante comme un aimant de lumière semblait attirer la harpe par ses fulgurations magiques. — « Vois-tu ? C’est la harpe de Taliésinn ! » s’écrièrent les deux amans penchés sur le gouffre. Une voix dit derrière eux : « Elle est à vous ! Sauvez-la ! »

Ils se retournèrent, cherchant le maître. Mais Taliésinn avait disparu. La cime était déserte, et les amans restèrent seuls sous le ciel étoile.


Avec sa conscience profonde et son verbe universel, la grande figure de Taliésinn plane au-dessus des temps dans une région inaccessible et regarde l’avenir autant que le passé. Son œil embrasse dans une vision magnifique la synthèse harmonieuse de la science antique et de la spiritualité chrétienne par le génie de l’intuition et de l’amour. En lui se manifeste la réserve ésotérique des Kymris, vis-à-vis des races sœurs ou parentes. Car les Kymris ont