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Beethoven, disions-nous, est plus libre d’abord ; plus libre de ce style primitif que résume un seul mot : la fugue. La fugue, on le sait, est la base de toute musique, et cette base, le prodigieux ouvrier que fut Sébastien Bach, l’a construite inébranlable et de force à porter éternellement l’édifice. La fugue est nécessaire et Bach a fait de cette nécessité vertu. Il a donné à cet exercice, ou, si vous voulez, à cet organisme sonore, toute la beauté possible. Il l’a élevé à la perfection spécifique, parfois même esthétique. Pour avoir formulé les règles de la composition, pour les avoir appliquées avec la logique et la rigueur de la science, cet homme restera comme un des grands précepteurs de l’esprit humain. Mais ces règles même, il est peut-être plus grand encore pour s’en être affranchi ; Bach n’est jamais si admirable qu’en dehors de la fugue, en pleine liberté ; comme Dieu, c’est par le manquement à ses lois qu’il accomplit ses miracles. Prenez parmi les purs chefs-d’œuvre du maître : le cantique de la Pentecôte, l’air en ré pour violoncelle ; prenez dans la messe elle-même, où nous les prendrons tout à l’heure, les plus sublimes pages : l’Incarnatus, le Crucifixus, il n’y a pas là de fugues, et voilà pourtant ce qu’il faut le plus admirer. Le public le sait bien ; il le sent mieux encore, et jamais sujets, contre-sujets, imitations et canons, Amen vocalises durant des pages entières, ne feront passer sur la foule le frisson du Crucifixus, ne lui arracheront une larme, vous savez, celle du poète, cette larme qui coule et ne se trompe pas. Est-ce à dire pour cela que la fugue soit toujours stérile ? Non pas, et Bach plus que personne l’a fécondée. Les fugues énormes de la messe en si laissent très loin derrière elles leurs sœurs cadettes, celles de la messe en ré. Elles évoluent avec une autre puissance, une autre aisance surtout, avec une verve, une gaîté de géans, sans trahir comme les fugues de Beethoven un effort, de géant aussi, mais un effort. Enchaînés l’un et l’autre, Bach joue avec ses chaînes et les aime ; Beethoven, impatient des siennes, les secoue pour les briser. L’un écrit des fugues (et quelles fugues ! ) d’abondance et d’enthousiasme, l’autre par devoir et respect de la tradition.

De cette plus grande liberté résulte une variété plus grande : variété dans l’harmonie, le rythme et l’instrumentation. Auprès de l’orchestre de Beethoven il est permis de trouver celui de Bach un peu monotone, et les trompettes suraiguës du Gloria moins héroïques que criardes ; le hautbois d’amour ne diffère pas sensiblement du cor anglais ; enfin, tout le long de l’œuvre, contrebasses et violoncelles cheminent à pas comptés et lourds sous la pesée de toutes les autres parties. Uniformes aussi, les cadences et les modulations, soit dit pourtant sous réserve de certaines harmonies, inouïes alors et saisissantes encore aujourd’hui.

Mais c’est par la nature de l’expression que diffèrent le plus Bach et