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qu’est l’âme, ce qu’est la vie, choses hors de preuve (cose improvabili), tandis que des choses qui, par l’expérience, en tout temps, se peuvent connaître et prouver clairement, sont restées pendant tant de siècles inconnues ou faussement expliquées… Si nous doutons de la certitude de chaque chose qui passe par les sens, combien plus devons-nous douter des choses rebelles à ces sens, comme de l’existence de Dieu, de l’âme et de choses semblables, à propos desquelles toujours on dispute et conteste ! Et, en fait, il arrive que toujours où manque la raison les clameurs y suppléent, ce qui n’arrive pas dans les choses certaines[1]. » N’est-ce pas déjà la théorie de l’inconnaissable ?

Il y aurait, en vérité, quelque chose d’étrange dans cette timidité scientifique du Vinci. L’équilibre de cette nature tout harmonieuse serait rompu. La raison dans ce qu’elle a de critique et de négatif l’aurait emporté ; l’artiste aurait été vaincu par le savant ; l’homme resterait incomplet. Je ne sais rien de plus contraire à ce génie créateur que le pharisaïsme scientifique. S’il analyse ce qu’a fait la nature, c’est pour rivaliser avec elle ; s’il pense, c’est pour agir. Il dédaigne les chimères, mais il est épris d’idéal ; au-dessus de tout il aime l’invention. Par la fécondité de la pensée, la métaphysique prolonge la science, comme l’art la réalité. Tout ce que prouvent les textes cités, c’est que ce grand rêveur est un grand savant, c’est qu’il a voulu d’abord s’emparer du monde réel et qu’il a vu nettement par quels moyens pouvait être menée à bonne fin cette première conquête.

Mais comme, dans l’art, la science est faite pour donner à l’esprit toute liberté dans ses créations, de même, en dernière analyse, les faits sont des élémens pour la pensée. L’esprit doit se discipliner, il ne doit pas se mutiler. En son fond, il est raison, et la raison est souveraine du monde : qui pourrait en pénétrer les dernières profondeurs y découvrirait, dans leur principe même, et les lois naturelles et les faits qui s’en déduisent. Toutes les précautions que nous impose l’usage de la méthode expérimentale ne résultent que de la faiblesse et des obscurités de notre propre

  1. Tratt. d. P., § 33. Il semble même que Léonard entrevoie les objections que les relativistes opposeront à l’idée et par suite à l’existence de l’infini : « Quelle est la chose qui ne peut être donnée (sens mathématique) et qui, si elle pouvait l’être, ne serait pas ? C’est l’infini, lequel, s’il pouvait se donner, serait terminé et fini, car ce qui se peut donner a des limites communes avec la chose qui l’enveloppe à ses extrémités, et ce qui ne peut être donné est cette chose qui n’a pas de limites. » (Texte cité par Govi, Saggio, etc., Introduct.) Ce texte prouve seulement qu’il a vu que l’infini mathématique ne pouvait être donné ; mais il semble confirmer et fortifier ce qui précède.