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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/163

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à couvert, d’une pensée qui apparaissait au jour de temps à autre, d’un mal imprécis poursuivant un labeur invisible et qui jetait, de loin en loin, son avertissement, par quelque sensation imprévue. Rapide, la sensation s’atténuait, s’effaçait, mais elle revenait, plus inquiétante d’avoir un moment disparu, affirmant, par des retours plus fréquens, une existence latente, une présence continue, de plus en plus implacable, bientôt inexorable.

Une angoisse, effleurante d’abord, la pénétrait. De cette injure, des vibrations douloureuses s’élargissaient, retentissantes. Le secret, si bien enlisé au fond de son cœur qu’elle-même aurait fini par n’y croire plus, se soulevait du fond de son être, criait vers elle. Du souvenir des autres, elle se ressouvenait. Sa pensée était comme tirée en arrière, reportée vers l’orient de sa vie, d’un mouvement d’obsession. Et là, une ombre demeurait suspendue : le passé, enfui devant le radieux soleil de l’amour, lui semblait, immobilisé tout à coup, n’achever pas sa fuite.

A des heures, des faits oubliés accouraient, comme des oiseaux, à tire d’aile ; et, chassés, ils l’environnaient, la harcelaient. Ils l’atteignaient, s’emparaient d’elle, tandis que d’autres finissaient par sourdre du fond d’elle-même, d’une envolée continue d’essaim.

Elle se sentit vaincue, cessa de se défendre. Elle pressentait la vanité des vouloirs humains, et qu’il n’appartient pas à l’homme d’anéantir. Le passé acheva de surgir, indestructible, irrévocable. Au désespoir de ne pouvoir l’arracher de son cœur, se mêlait le désespoir de l’avoir vécu. Jusque-là, elle n’avait eu nul remords, ni après l’accomplissement des faits, ni dans la prison où s’était résolu le sacrifice de sa vie. Sa passion l’avait soutenue, et l’orgueil l’avait aveuglée ; puis, lorsqu’elle s’était reprise à vivre, malgré l’appréhension du chimérique de ses rêves, son désir même l’avait leurrée, l’avait laissée s’endormir au chant berceur des sirènes, aux mirages trompeurs des avenirs. Maintenant elle s’éveillait.

De la terreur, imprécise encore, qui s’épandait sur elle, du désir désespéré que ce passé n’eût été qu’un cauchemar, et de son impuissance pourtant à garder l’illusion que cela fût, des regrets amers s’élevaient en elle, qui atteignaient graduellement à des intensités de remords. Les faits émergeaient avec des nettetés brutales, des reliefs lumineux. L’intuition, nouvelle pour son esprit, qu’elle avait été véritablement criminelle, la pénétrait. Le remords montait, devenu poignant. Tout l’oublié, tout le non perçu dans son coup de passion, tout le non approfondi de son âme en cette crise, lui apparaissaient nettement, simplement, horribles. Il lui semblait, son jugement assaini par le temps écoulé, dans l’état