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Telle est la doctrine qu’il exposa dans son Essence du christianisme, le plus remarquable, le plus achevé, le plus beau de ses livres, celui que George Eliot admirait le plus et qu’elle a traduit en anglais. Ce livre, dont les prémisses ne sont que des hypothèses et dont les conclusions sont fort arbitraires, n’en est pas moins un chef-d’œuvre de psychologie religieuse ou d’histoire naturelle du cœur humain. Le christianisme n’est aux yeux de Feuerbach qu’une œuvre d’imagination, qu’une création de poète ; mais il en a senti tout le charme ; il raconte, il commente ce poème des poèmes avec une brûlante éloquence, et il s’étudie à montrer que le romantisme chrétien répond aux besoins les plus profonds de notre âme. C’est par là qu’il se distingue des philosophes du XVIIIe siècle. Qu’il approfondisse le mystère delà providence, de la trinité, de l’incarnation, le mystère de la grâce, du miracle, du sacrifice, de la prière, il n’a garde de rabaisser, de dégrader les croyances qu’il tient pour de vaines illusions. Il ne raille pas, il n’insulte pas ; jamais on n’a joint tant de respect à l’ironie, jamais on ne fut à la fois si négatif et si sympathique.

Mais le christianisme auquel il fait grâce est celui qui a conservé son caractère originel, celui qu’enseignait l’église du moyen âge, celui qui méprise les accommodemens, les compromis et qui en quelque sorte se donne pour ce qu’il est aussi naïvement qu’un arbre ou une fleur. Indulgent, miséricordieux pour ceux qui croient tout à fait, Feuerbach est implacable envers ceux qui ne croient qu’à demi et qui veulent tout arranger, tout accorder, en conciliant la foi avec la science, l’église avec le siècle et le Christ avec Mammon. « Le protestantisme, écrivait-il dans son chapitre sur la Trinité et la sainte Vierge, a mis de côté la mère de Dieu ; il humiliait ainsi la femme, et la femme s’est cruellement vengée de l’outrage qu’il lui faisait. Les armes qu’il a employées contre elle se sont retournées contre lui. L’homme qui sacrifie la mère de Dieu à son bon sens aura bientôt fait de lui sacrifier aussi le fils et le père. Le père n’est une vérité que quand la mère en est une. L’amour est en soi d’essence féminine. Croire que Dieu nous aime, c’est croire qu’il a des entrailles de femme ou, pour mieux dire, c’est considérer la femme comme un principe divin. L’amour est le triomphe de la nature ; c’est dans l’amour que la nature nous révèle ce qu’elle a de plus profond, de plus nécessaire et de plus sacré ; supprimez-la, et l’amour n’est plus qu’un mot creux, un fantôme, une chimère. »

Ce mécréant avait horreur des rationalistes, ces ennemis jurés, disait-il, et de la poésie et de la raison. Il défendait contre eux la sainte folie de la croix, cette folie qui a bâti des cathédrales, fourni aux artistes tant d’inspirations et de sujets et consolé les petits, les pauvres, les misérables « en leur faisant retrouver dans le ciel tout ce qui leur manque sur la terre et en prêchant à ces abandonnés, à ces solitaires un Dieu qui est une société d’êtres aimans et éternellement