Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/226

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Unis. » Il a dit un jour : — « L’athée fait mourir son Dieu d’une mort glorieuse ; le théiste lui paie une maigre pension de retraite et le condamne à vivre sans honneur, à tout prix. »

Ce livre mémorable, qui fut vivement admiré et vivement attaqué, marque une date dans la vie de l’auteur. On sent en le lisant qu’il a été écrit par un homme heureux. Tout ce que Feuerbach écrira désormais aura un caractère fort différent ; la chanson sera à peu près la même, la musique sera tout autre. C’en est fait de sa belle humeur, de son ironie enjouée ; il a tour à tour des aigreurs, des emportemens de colère, d’inutiles violences de plume ou des accès de sombre mélancolie. Nous avons affaire à un esprit morose qui se venge de ses tristesses en malmenant son prochain. Feuerbach est mécontent de tout, de sa situation, de l’Allemagne et de Feuerbach lui-même.

Et d’abord Bruckberg n’était plus pour lui un séjour délicieux : — « Je comptais y mener jusqu’au bout une vie heureuse, et je me flattais d’avoir réalisé mon rêve ; il s’est trouvé que j’y manquais de beaucoup de choses, ich habe viel schmerzlich vermisst, et j’ai dû avaler beaucoup de poison. » — Ses chagrins lui faisaient honneur ; s’il y a des vices coûteux, il y a aussi des vertus ruineuses. La délicatesse de ses sentimens le rendait peu propre aux affaires, et n’ayant qu’une modeste aisance, il ne sut jamais tirer parti de sa plume pour assurer son avenir. Dans le temps où il était fort recherché des éditeurs, ses amis lui reprochaient de ne pas savoir traiter avec eux : — « Je leur demande peu, répondait-il, parce que peu vaut mieux que rien et que je préfère un moineau que je tiens dans ma main à dix moineaux perchés sur mon toit. » — Il avait publié une biographie de son père ; l’ouvrage s’étant moins vendu que le libraire ne s’y attendait, il renonça de lui-même à ses droits d’auteur. Ajoutons que ce pauvre aimait à donner et que même dans ses momens de gêne, il ne savait pas refuser. — « C’est chez moi un grand défaut ; j’ai trop d’égards pour les autres et trop de peine à leur en faire. »

Enfin, il était fier, et la fierté est une de ces vertus qui compliquent la vie. Il y avait à Bruckberg une fabrique dont il était devenu co-possesseur par son mariage. Il était logé et touchait la part de dividendes qui revenait à sa femme. Les affaires n’étaient pas brillantes ; bientôt elles allèrent mal, et il fut considéré comme un bourdon parasite et embarrassant par les abeilles qui travaillaient dans la ruche. On le lui fit entendre, et fier comme il l’était, ces insinuations lui furent amères comme du poison. Sa femme était fort attachée à sa famille ; par déférence pour elle et pour sauver sa dignité, se trouvant en possession de quelque argent liquide, il l’employa à faire inutilement des avances à la fabrique, qui ne tarda pas à péricliter tout à fait et fut rachetée par les créanciers. Avec son logement il perdit du coup toutes ses économies : — « Quelle triste aventure ! écrivait-il en 1859. Je suis un homme