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de plus pi es ce qui se passait à Francfort, et cédant à de vives instances ; il s’était décidé à faire un cours libre à Heidelberg : — « Tout athée que je sois, avait-il dit à ses auditeurs, j’ai ma religion, qui est celle de la nature. Je vis dans sa dépendance et je n’en rougis point. Je le confesse hautement, la nature n’agit pas seulement sur ma peau, sur mon écorce, sur mon corps, mais sur ce qu’il y a de plus intime en moi.* L’air que je respire par un beau temps est aussi bienfaisant pour ma tête que pour mes poumons ; la lumière du soleil n’éclaire pas seulement mes yeux, elle réjouit mon esprit et mon cœur. Que le chrétien se sente humilié par la servitude où la nature le retient, je n’aspire point à m’en affranchir. Je sais que je suis un être mortel, qu’un jour je ne serai plus ; cela me paraît trop naturel pour que j’y trouve rien à redire. Vivez dans l’intimité de la nature, elle vous affranchira de tout désir extravagant et chimérique et du besoin d’être immortel. » — Il ajoutait : — « Toutefois, prenez-y garde ! que votre religion soit exempte de toute superstition. Si le christianisme méprise trop la nature, le panthéisme a le tort non moins grave de la diviniser. Ne l’adorez pas. Tenez-la pour votre mère et rien de plus. » — A la bonne heure ! mais qu’est-ce qu’une religion qui ne nous offre rien à adorer ?

Quant à la philosophie, il voulait la remplacer par ce qu’il appelait l’humanisme, c’est-à-dire par une morale qui enseigne aux individus à remplir leur vraie destinée en réalisant dans leur âme et dans leur vie, autant qu’il est possible, l’idée de leur espèce. Il se mettait ainsi en contradiction flagrante avec lui-même. Ce grand ennemi des idées abstraites fondait la morale sur une abstraction ; oubliait-il qu’il y a des hommes, mais que l’homme n’existe pas ? Dès 1844, un de ses compatriotes, né à Bayreuth, Kaspar Schmidt, auteur d’un livre qui fit sensation et qu’il signa du nom de Max Stirner, l’avait traité d’incorrigible mystique. Il lui représentait que les hommes n’ont aucune destinée à remplir, qu’il en est d’eux comme des animaux et des plantes, que la plante ne se croit pas tenue de se perfectionner, mais qu’elle emploie toutes ses forces à se rendre heureuse en pompant le suc de la terre, que la seule occupation des oiseaux est de happer des insectes et de chanter à cœur joie, qu’aucun chien, aucun mouton ne se pique de devenir un vrai mouton, un vrai chien, qu’aucun animal ne regarde ce que la nature a mis en lui comme une idée qu’il doit réaliser.

D’autres adversaires, qu’il redoutait davantage, lui disaient, comme il s’en est plaint dans une de ses préfaces : « Tu nous parles éternellement de notre tête et de notre cœur ; ce n’est ni dans le cœur ni dans la tête qu’est le mal à guérir, c’est dans l’estomac de l’humanité. Quand il est malade, qu’importe que les yeux voient clair, que le cerveau soit limpide ? C’est de mon estomac, disait une grande criminelle,