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fais. » Aussi notre Mentor se contente-t-il de prêcher une morale facile, et se trouve-t-il bien mieux dans son élément lorsque, par exemple, abandonnant le genre prédicant, il raconte les fêtes de Berny, veuves de son aimable Cupidon : « Éole, suivi des aquilons furieux, ravageait encore nos vallons, quand la fièvre impitoyable vous força d’abandonner Melpomène, Terpsichore, Thalie et les marionnettes. La prévoyante saignée, la secourable émétique et la sage rhubarbe vous rendront sans doute, brillant de corps, pétillant d’esprit, aux vœux de la troupe, qui a un extrême besoin de vous pour pouvoir commencer les répétitions des jeux prémédités pour le carême prenant. Polichinelle vous appelle à son secours, dame Gigogne vous attend à sa toilette, et Legrand-Maamoubatchoulicaraca, dit le père Duchemin, n’a qu’un cri après vous. Votre tante (Mlle Leduc) s’arrache une boucle du chignon chaque fois qu’elle pense qu’elle est éloignée de son neveu ; elle y pense cent fois dans les vingt-quatre heures : c’est cent boucles qu’il lui en coûte par jour, elle n’en a que cinq cents à son chignon : voilà trois jours que vous êtes absent, ce sont donc déjà trois cents boucles qu’elle s’est arrachées ; il ne lui en reste plus que deux cents. Si vous êtes encore deux jours absent, vous trouverez la pauvre Mathurine chauve comme un chien turc. Mais parlons de vos menuets ; j’assemble actuellement les virtuoses… » — Le style de Gilles niais, comme on disait alors, style macaronique ou graveleux, voilà le domaine où s’épanche librement la verve du général des bénédictins.

Ce n’est pas le lieu de le suivre dans toute sa promenade à travers l’existence, ni de dessiner sa physionomie militaire : vaillant au feu, médiocre ou nul comme stratégiste et tacticien, heureux devant Namur, à Lawfeld, à Raucoux, lorsqu’il a pour chef un Maurice de Saxe, pour conseillers Valfons, Beauvau, Lowendal ; battu à plates coutures lorsque le souffleur s’appelle Mortaigne[1] ; il lui manque le feu sacré, la ténacité, les vertus de réflexion qui font les hommes de guerre. Parfois un éclair, un élan, dignes de son aïeul, quand il va trouver Louis XV, malade à Metz, et prend sur lui d’entrer sans permission dans sa chambre ; un mot bien français, lorsque, après la prise d’Anvers, on lui demande s’il imitera le duc de Chartres, le prince de Dombes, le comte d’Eu, le duc de Penthièvre, qui s’apprêtaient à quitter l’armée à la suite du roi : « Il n’y a que les princes qui partent, moi je reste. » Et puis, la moquerie de soi-même et de son conseiller Mortaigne, tandis qu’il le laisse maître absolu de conduire l’armée de Hanovre

  1. Jomini, Traité des grandes opérations militaires, 4e édit., t. II, p. 1 à 38.