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se souvienne qu’il présenta son traité au garde des sceaux du Vair, homme pieux, s’il en fut, mais également pacifique et tolérant. Montchrétien pense comme lui, comme Malherbe, qui maudit la rébellion plus que l’hérésie, comme tous les écrivains d’alors, qui, chacun en son genre, chantent l’hymne de la paix et du travail. Il ne voit que Dieu et l’État : Dieu, qui veut des cœurs charitables ; l’État, qui a besoin de bras laborieux. De là le peu de place que tiennent dans son œuvre toutes les opinions qui divisent, tous les mots qui décèlent le fanatisme et la haine.

Tout le Traité d’économie politique est une condamnation énergique de l’esprit de faction et d’anarchie : à chaque page sont maudits les troubles qui ruinent le commerce et paralysent l’industrie ; ce ne sont que plaintes sur les schismes et les ligues qui engendrent les « éversions d’états, » et pressans appels à l’autorité royale pour qu’elle abolisse « cette méchante et damnable pratique des armes » employées à autre fin que le service de l’État. Et j’avoue qu’on peut être embarrassé de concevoir comment cet apôtre passionné du développement pacifique de la prospérité nationale put en arriver à prendre les armes et à troubler le royaume ; comment ce catholique fervent (car il n’y a pas apparence qu’il se soit converti) fit campagne pour les huguenots, démentant toutes ses maximes, sans avoir même l’excuse de la fureur sectaire ? Pour débrouiller le personnage, il suffit encore une fois de le replacer dans son milieu. Ses contradictions sont celles de ses contemporains qui ont vu la Ligue et qui verront Richelieu. Après les temps de troubles et de discordes civiles, quand le besoin d’union, de stabilité et d’obéissance se fait sentir, il n’est pas rare de voir les hommes y tendre par les mêmes voies où les avaient poussés les passions contraires, par la violence et le désordre, par les coups d’état d’en haut et les émeutes d’en bas. On veut sortir de l’anarchie, et l’on emploie des procédés anarchiques. C’est que les habitudes nous mènent, et les formes de notre activité ne se renouvellent pas aussi facilement que notre volonté : nous savons changer de fin plus vite que de moyens. Montchrétien fit comme Sully, le restaurateur de l’agriculture et du commerce, qui, en 1610, braquait sur Paris les canons de l’Arsenal et disait « aux bons Français de songer à eux. » Qu’il y ait eu de l’ambition ou de l’orgueil dans sa conduite, je n’en doute pas. Mais, tous les motifs intéressés mis à part, il faut se dire que le sentiment de la légalité n’était pas bien vivace en ces âmes-là, et qu’il semblait tout naturel de faire la guerre aux ministres du roi quand ils semblaient faire, selon le mot du même Sully, « une faction contraire à celle de la France. » Et dès lors doit-on s’étonner que Montchrétien ait fait la guerre civile pour les huguenots laborieux et bons