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commerçans contre les favoris frivoles et cupides, qui n’avaient cure du commerce ni de l’industrie nationale ? C’était un moyen de rappeler sa doctrine au pouvoir central, et une chance, en cas de succès, de la voir mettre en pratique. Notre économiste se fit « bandolier, » comme il entamerait de nos jours une polémique dans les journaux ou bien interpellerait le ministre à la chambre : chaque âge a ses usages.


II

Si l’inspiration chrétienne, monarchique, pacifique de Montchrétien apparaît mieux dans son œuvre que dans sa vie, je trouve encore quelque désaccord, bien que moins sensible, entre les deux parties de cette œuvre : il y a plus du passé dans ses vues, plus de l’avenir dans sa prose.

Mais d’abord il faut bien entendre que les tragédies de Mont-chrétien n’intéressent pas l’histoire du théâtre. Avec elles finit quelque chose, qui, à vrai dire, n’a jamais vécu, la tragédie érudite et artificielle des Jodelle et des Garnier, œuvre toute littéraire, et point du tout théâtrale, poème, et non drame. Et même cette période préparatoire de la fondation du théâtre classique est déjà close. Quand ce jeune Normand, qui n’a souci que du beau style, écrit des tragédies destinées à être lues ou tout au plus récitées dans quelque hôtel par lui-même et ses amis, il retarde, et se place en dehors de la voie que suit la poésie dramatique : ce qu’il--fait ne sert à rien, ne mène à rien. Car déjà la vraie tragédie était née : encore brute, à peine littéraire, aux mains du vieux Hardy, elle avait pour elle d’être un drame, une image mobile de la vie, un conflit de passions et de caractères toujours en action : dans son style rude et barbare, elle contenait les chefs-d’œuvre de l’avenir.

En revanche, les tragédies de Montchrétien marquent dans l’histoire de la poésie et de la langue. Il faut prendre tous ces tragiques de l’école de Ronsard, comme des écoliers qui, les yeux fixés sur les grands modèles, essaient d’en copier de leur mieux le tour et la forme extérieure. Souvent par leur âge même, ils ne sont que des écoliers, et c’est au sortir du collège, l’esprit tout gonflé d’enthousiasme et de souvenirs classiques, qu’ils composent leurs tragédies sans savoir ce que c’est que le théâtre. Montchrétien a vingt ans quand il écrit sa Carthaginoise : à vingt-cinq ans, il avait fait toutes ses pièces, sauf une ; passé vingt-neuf ans, il ne donne plus, que je sache, une pensée à la tragédie. La forme dramatique, dont il use, n’est qu’un cadre, où il assemble au gré de sa fantaisie des morceaux brillans de poésie et de style. N’y