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du XIXe, tout l’avenir enfin de l’économie politique est prévu et signalé avec une miraculeuse netteté. Ce que je puis dire, c’est que je lis Montchrétien avec un plaisir que ses successeurs ne me donnent pas toujours, et qu’il n’est pas plus besoin d’être économiste pour goûter son livre que d’être théologien pour aimer les Provinciales ou naturaliste pour prendre intérêt aux Époques de la nature. Qu’un traité d’économie politique soit une œuvre littéraire et une œuvre charmante, cela ne s’est vu, je crois, qu’une fois : le secret s’en est perdu depuis Montchrétien. Cet ouvrage si longtemps oublié le place au premier rang des prosateurs de son temps ; c’est un des plus remarquables monumens du style et du goût de l’époque.

J’y retrouve toutes les gentillesses et les curiosités dont le bon François de Sales était coutumier. Toutes les pages sont émaillées de noms antiques : c’est Platon ou Thaïes, Trismégiste ou Agésilas, Pindare ou saint Paul, et Dante même, qu’on attendrait moins. Salomon invite le roi Louis XIII à protéger la soierie. Ici la mythologie, ailleurs la grammaire ou l’histoire naturelle, jettent un éclat baroque sur les raisonnemens les plus sensés. La France doit s’appliquer à la marine parce que le nom des Gaulois, nos ancêtres, vient de l’hébreu Galim qui veut dire navigateurs : et du reste, elle y trouvera son profit, par ce temps de merveilleuses découvertes, en sorte que « chaque navire lui peut être un taureau pour ravir une Europe. » Ailleurs, je vois la France comparée à une « belle et pudique dame » qui jadis, dans sa simple parure faisant reluire la modestie et la continence, reculait les désirs de ses amoureux, tandis qu’aujourd’hui vêtue d’or et de perles, elle provoque les baisers et les caresses : c’est-à-dire qu’autrefois les étrangers restaient chez eux, et que maintenant ils viennent s’enrichir en France par le commerce qu’ils y font. Ce sont là minauderies d’un esprit enfantin à qui l’on n’a pas encore appris quelle grâce plus puissante a la simplicité. En revanche, comme la jeune fantaisie de l’écrivain s’égaie en vives images ! Comme ce ne sont pas des artifices de style, mais des formes vivantes où se coule spontanément sa pensée ! Tous ses sens, ouverts sur le monde extérieur, ne sont pas lassés ni émoussés encore ; un monde de visions concrètes tourbillonne dans son esprit, qui n’est pas encore habitué à exclure les réalités sensibles pour contempler le pur abstrait. « Il y a, dit Montchrétien, de beaux et grands et forts esprits en ce royaume plus qu’ailleurs. Il ne faut que découvrir les raisins cachés sous le pampre. » Les étrangers nous achètent la toile à voile : « S’ils ont des navires, nous en avons les ailes. » Ce n’est rien : et c’est tout. Sur la matière la plus sèche et la plus rebutante fleurissent incessamment les métaphores rafraîchissantes à voir : la grâce et la