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dire. Je voudrais seulement en dégager les traits saillans, montrer l’antagonisme incessant des politiques à travers toutes les péripéties, le rôle des hommes dans la mêlée des événemens. M. de Chateaubriand, dans son infatuation presque naïve, s’est toujours figuré que « seul » il avait imaginé, négocié et fait la guerre d’Espagne, — « ma guerre, comme il le disait, — le plus grand événement de ma vie, » une gigantesque entreprise. Il l’a écrit sous toutes les formes, l’éternel mécontent : « Enjamber d’un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées d’un conquérant avaient eu des revers, faire en six mois ce qu’il n’avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C’est pourtant ce que j’ai fait !.. » Et puis encore : « J’avais fait seul la guerre d’Espagne… J’avais donné une armée à la légitimité… Par la guerre d’Espagne j’avais dominé l’Europe[1]. » Assurément, M. de Chateaubriand, par l’éclat de son génie et de sa renommée, était fait pour être la décoration d’un ministère, même d’un règne. Il avait eu son jour d’éloquence à la tribune en défendant l’intervention contre M. Bignon, contre le général Foy, et par sa diplomatie il avait sauvegardé la dignité du pays, soit devant l’Europe qui commençait à voir avec jalousie renaître une France militaire, soit contre M. Canning qui menaçait de déchaîner les tempêtes en s’alliant avec les libéraux d’Espagne et du continent. En réalité, il n’avait été qu’un des acteurs du drame, pas même le plus utile. Il se faisait une illusion démesurée, et s’il avait pour lui le bruit qu’il aimait, c’est M. de Villèle qui restait sans ostentation l’agent actif, universel, efficace de l’entreprise. Six mois durant, par une correspondance de tous les jours, de toutes les heures avec M. le duc d’Angoulême, il suivait la campagne, étendant sa vigilance à tous les services, atténuant les difficultés et les froissemens, éclairant le prince généralissime dans sa marche, subvenant surtout, avec une inépuisable fertilité de ressources, à toutes les dépenses d’une grande armée engagée au loin. Ces lettres recueillies aujourd’hui sont comme les annales intimes de l’expédition ; elles dévoilent les préoccupations, les anxiétés de celui qui se sentait plus que tout autre responsable des événemens[2]. Lorsqu’on

  1. Voir les Mémoires d’outre-tombe, t. VII, VIII, le Congrès de Vérone, les lettres de Chateaubriand, qui sont malheureusement pleins de ces jactances d’un homme de génie irrité qui ne voyait et ne vit jamais que lui dans les affaires.
  2. Les lettres de M. de Villèle, au nombre de près de 400, sont publiées sur une copie faite après la guerre, avec l’autorisation du duc d’Angoulême. Elles ont une petite histoire. Les originaux étaient restés aux Tuileries ; ils furent dérobés pendant les journées de juillet 1830, et il paraîtrait que l’inconnu qui se les était appropriés les aurait vendus au gouvernement espagnol. Ils sont peut-être aujourd’hui aux Archives du ministère d’État ou affaires étrangères de Madrid.