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C’est ce qui devait le perdre. Quelles que fassent ces faiblesses, cependant il y avait quelques points où il résistait et où son action avait son efficacité. M. de Villèle, pendant son long ministère, restait l’homme du parlement et de la légalité. L’homme d’affaires supérieur se retrouvait ici. Il ne voulait pas livrer la France aux caprices de la force. Il accoutumait les royalistes aux institutions nouvelles. Il était aussi un frein pour le roi et ses familiers. Sa présence au pouvoir restait la garantie d’une politique régulière, du principe même de la charte, et tant que la charte restait intacte, rien n’était perdu. C’est ce qui le séparait des têtes folles de son parti qui subissaient impatiemment son ascendant et s’efforçaient de le perdre dans l’esprit du roi, en lui disant que son président du conseil voulait l’annuler ou l’éclipser. Lorsque deux ans plus tard, après la courte, la brillante et inutile trêve du ministère Martignac, le ministre du cœur du roi, M. de Polignac, arrivait enfin aux affaires, prêt à courir étourdiment aux coups d’État, M. de Villèle se gardait de céder aux tentations qui allaient le chercher jusqu’à Toulouse, et de se laisser compromettre dans les entreprises qu’il pressentait. Il se séparait de ceux qu’il appelait « des fous et des intrigans. » « Laissons-les triompher, écrivait-il du fond de sa retraite, leur règne ne sera malheureusement pas long, ils nous mettront bien plus bas... Quand les provisions à l’abri desquelles se font toutes les folies seront finies, on sera tellement déconsidéré qu’on tombera sans défense à la discrétion de l’ennemi. Voilà du moins ce que je crains au bout de tout ceci! » C’est ce qui prouvait une fois de plus que, si ce politique avisé avait toujours été un royaliste gouvernant ou essayant de gouverner avec les royalistes, il ne voulait pas, il n’avait jamais voulu être un ministre de coups d’État.

On raconte qu’un jour, au déclin de sa vie, retiré dans sa résidence de Morvilles, qu’il avait toujours aimée, il se laissait interroger sur le passé, et comme on lui demandait s’il n’écrirait pas ses mémoires, il aurait répondu avec une fine et philosophique ironie, que, lorsqu’on n’avait pu rien faire ni rien empêcher, il fallait savoir se taire. Il avait du moins vécu six ans au pouvoir et fait vivre la monarchie. Ce qu’on peut ajouter de mieux pour sa bonne renommée, c’est qu’il a laissé cette idée que, s’il eût été dans la crise suprême le conseiller du prince, il eût peut-être réussi à détourner la catastrophe, redoutable rançon des fautes qu’il n’avait pas pu empêcher, des entraînemens qu’il avait si souvent combattus, des folies mortelles pour la monarchie elle-même.


CHARLES DE MAZADE.