Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/605

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garde de ne pas vous troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent, mais ce ne sera pas encore la fin… Il y aura des famines, des pestes, des tremblemens de terre en divers lieux ; mais tout cela ne sera qu’un commencement de douleurs ; il paraîtra des choses effroyables et de grands signes dans le ciel. » Les promesses et les menaces, parfois contradictoires, des livres saints, les espérances et les terreurs de l’Apocalypse, n’ont-elles point, en vérité, hanté l’imagination de Glaber et de ses contemporains ? Il est certain que ceux-ci avaient fondé sur l’Écriture même l’attente de quelque chose de formidable. Mais de récens travaux de critique, le livre de M. Roy sur l’An 1000, les Études de M. Plister sur le règne de Robert le Pieux, ne permettent plus d’accepter sans restriction les vues de Michelet. Quelques paroles inquiétantes des canons d’un concile provincial, en 911, des bruits vagues qui coururent en Lorraine vers 970, la prédication de quelques illuminés suspects d’hérésie, la formule si fréquente dans les chartes de donations, visant le terme prochain du monde, appropinquante mundi termino, sont des symptômes bien indécis en présence de cent cinquante bulles pontificales et des actes de nombreux synodes, qui n’ont rien dit sur le jour suprême. Le concile de Rome qui, en 998, imposa à Robert de France une pénitence de sept années, n’appréhendait point certes que la trompette de l’archange vint soulager le roi capétien des deux tiers de son épreuve. Ni le mystique Otton III, ni Gerbert, le pape de l’an 1000, ne se sont préoccupés de la date terrible. Glaber écrit en son quatrième livre : « On croyait que l’ordre des saisons et les lois des élémens, qui jusqu’alors avaient gouverné le monde, étaient retombés pour toujours dans le chaos, et l’on redoutait la fin du genre humain. » Mais il s’agit ici de la grande famine de l’an 1000 après la Passion, c’est-à-dire de 1033, famine si dure qu’elle justifia les craintes les plus folles. Il faut donc renoncer à un préjugé historique que recommandaient à la fois la tradition et la poésie. L’aspect véritablement tragique de cette époque est ailleurs. « Le monde dissous dans la cendre, » selon l’expression du Dies iræ, c’était sans doute un accident irréparable, mais qui, du moins, donnait la paix éternelle à l’humanité. Un malheur plus grave peut-être était l’éclipse même de l’esprit humain. « David avec la Sibylle » n’avait point prédit ce cataclysme, qui n’eut d’autre théâtre que le fond des consciences, et dont Raoul Glaber a retracé l’histoire, sans se douter qu’il en était l’une des victimes les plus pitoyables. À neuf siècles seulement de distance, il semble loin de notre raison moderne, à perte de vue, dans les brumes du passé, bien au-delà d’Héraclite ou d’Hérodote.