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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/632

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cas isolé, mais une épidémie. Autour de lui et longtemps encore après lui, une bonne part de la famille chrétienne, moines, clercs et laïques, languissent du même mal, l’inquiétude désordonnée du sentiment religieux. Dans l’impuissance absolue où ils se trouvent de réfléchir raisonnablement sur les mystères du péché, de la nature et de la vie, ils imaginent déjà que le christianisme les trompe, que Dieu décline et n’est plus le maître unique du monde et des âmes. Les manichéens de l’église d’Orléans ont été les témoins d’une foi nouvelle, les premiers apôtres d’un évangile de désespoir, ils étaient arrivés à la crise aiguë, mais le bûcher où ils périrent n’arrêta point la contagion. Durant plus de deux siècles, et dans les régions les plus élégantes de la France, les fidèles du catharisme croiront apaiser le Dieu méchant, le rival de Jésus, par un ascétisme farouche, un culte sans tendresse, une religion sans paradis. Et tandis que l’hérésie albigeoise ravageait au grand jour le Languedoc et la Provence et envahissait l’Italie de ville en ville, jusqu’aux murs de Rome, sur tous les points de la chrétienté, et particulièrement en Allemagne, dans les pays du Rhin, en Saxe, en Franconie, se multipliaient, comme une franc-maçonnerie occulte, les adorateurs de Satan. On n’attend plus que le démon paraisse, d’une façon imprévue, à l’heure de son bon plaisir; on l’évoque par des incantations magiques, on lui vend son âme, on lui demande, en échange, le secret de la richesse ou de la beauté, les joies de la science ou de l’amour. Les plus grands papes, Grégoire VII et Innocent III, les pontifes d’Avignon, Innocent VIII lui-même, aux derniers jours du XVe siècle, lancent des bulles et des arrêts d’excommunication contre les sectateurs du diable, les évêques poursuivent les sorcières, les nécromanciens, les alchimistes; l’inquisition recherche les clercs qui s’affilient en secret à la religion de l’enfer. A Rome enfin, les vieux souvenirs du paganisme se réveillent, les marbres des dieux morts se raniment et parlent; le diable prêche à ses ouailles par la bouche d’Apollon ou de Mercure. La peinture étonnante de Luca Signorelli au dôme d’Orvieto, l’Antéchrist debout au milieu de ses disciples, exécutée dans la pleine lumière de la renaissance, n’est point une page d’archéologie apocalyptique. Au temps de Pic de la Mirandole, de Machiavel et d’Érasme, après cinq cents ans, le fléau durait encore, même en Italie, la singulière dépravation mystique qui commence par l’engourdissement de la raison et qu’explique peut-être la psychologie douloureuse que je viens de décrire.


EMILE GEBHART.