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du salaire, des retraites et des bénéfices possibles, les relations proportionnelles se retrouveraient toujours à peu près les mêmes.

Le projet gouvernemental méconnaît ces conditions essentielles du circulus économique. Bien loin, d’ailleurs, de créer des capitaux nouveaux, il ne ferait que déplacer avec perte les capitaux existant déjà, en les détournant du cours normal des affaires et des transactions fécondes. Stériliser en grande partie le capital et réduire par contre-coup la source des salaires, puis, après trente années de ce régime, accabler le pays d’impôts qui achèveraient d’appauvrir les ouvriers comme le reste de la nation, leur retirer ainsi d’une main beaucoup plus qu’on ne leur donnerait de l’autre, serait-ce le meilleur moyen de venir en aide aux classes laborieuses ? Ces retraites-là leur coûteraient cher.


II.

S’il est vrai que l’État doive finir par demander uniquement à l’impôt l’argent des retraites, autant vaudrait commencer tout de suite au lieu d’attendre trente ans. Le contribuable n’y perdrait pas davantage et les retraités toucheraient aussitôt leurs pensions. Comment ce raisonnement très simple n’aurait-il pas inspiré à quelqu’un de nos honorables l’idée d’une loi conçue en ce sens, pleine de bonnes intentions aussi et relevée d’une pointe de socialisme, mais conforme autant que possible aux principes fondamentaux de notre système financier? L’hypothèse n’a rien d’excessif.

Naturellement notre député réformateur répudie tous les versemens préalables du son quotidien prélevé sur le salaire de l’ouvrier, puis du son réclamé au patron, enfin des 6 centimes 1/2 alloués par l’État. De prime abord, voilà un avantage fort appréciable. Le ministère a beau vouloir rester fidèle aux traditions du libéralisme, sa loi « libérale » a deux faces. Libérale, en effet, envers l’ouvrier, elle est coercitive envers le patron tout en le couvrant de fleurs. L’ouvrier verse ou ne verse pas, à son choix ; mais sa cotisation volontaire entraîne de plein droit la cotisation obligatoire du patron. Cette forme dangereuse de socialisme individuel et privé nous mènerait loin. La suppression complète des versemens quelconques règle d’emblée une question des plus délicates.

Toute accumulation antérieure de capital étant écartée, c’est l’impôt qui devra fournir seul la totalité des sommes nécessaires au paiement des retraites. Le présent usera de ses ressources sans engager l’avenir. On saura ce que l’on fait, et il sera facile de voir ce qu’on y gagne ou ce qu’on y perd. La génération actuelle travaillera pour ses parens et pour elle-même; c’est logique et juste.