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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/648

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comportent la nécessité d’en fixer un. Mais, à notre époque et particulièrement chez nous, les conditions et les fortunes changent vite. Tel, dont la situation est au-dessus du besoin, peut tomber dans la gêne ou la misère. N’aura-t-il pas le droit de se plaindre que la caisse des retraites ait refusé ses versemens et fermé pour lui « ce compte ouvert à la prévoyance? »

De même, au moment de réclamer sa pension, le déposant « devra justifier qu’il ne jouit pas d’un revenu supérieur à 600 francs, et jamais cette pension cumulée avec ses autres revenus ne pourra dépasser 600 francs. » Qu’un ouvrier se contente de l’économie, pour ainsi dire inconsciente et passive, du son prélevé sur son salaire, l’Etat majore ses versemens et lui parfait une pension qui peut s’élever jusqu’à 600 francs par an. Qu’un travailleur, plus énergique ou plus sobre, ajoute au son quotidien assez d’épargne active et réfléchie pour se constituer 600 francs de revenu personnel, l’Etat ne lui accorde rien, puisque la limite du chiffre légal se trouve atteinte[1]. Les faveurs officielles semblent donc en raison inverse des efforts et des mérites. Ce n’est peut-être pas le meilleur moyen d’encourager l’épargne privée, ni « d’assurer le progrès social par l’épanouissement des énergies individuelles, » conformément au vœu de la loi.

D’autre part, le bénéfice du projet ministériel est réservé uniquement aux salariés. A côté d’eux pourtant vivent de nombreux citoyens tout aussi dignes d’intérêt, quoique ne touchant pas de salaires bien définis. Dans un pays comme la France, où le morcellement du sol et la division du travail sont poussés très loin, il existe une foule de gagne-petit, cultivateurs, fermiers, propriétaires ruraux, artisans libres, etc., dont le rude labeur fournit péniblement à la famille le pain de chaque jour. Certes, la volonté du législateur ne saurait être de les abandonner lorsqu’au déclin de l’âge les forces leur manquent. Mais comment les secourir? Ils ne rentrent dans aucun cadre déterminé. Et les professions libérales? Ceux qui les exercent, en majorité du moins, n’ont pas un pouvoir d’épargne beaucoup plus grand que celui de l’ouvrier. Eux aussi voudraient avoir le droit de garantir un minimum de sécurité à leur vieillesse. Est-il juste de les oublier? Ne leur laissera-t-on que le triste privilège d’être l’aristocratie de la misère ?

Forcément l’intention bienfaisante de la loi gouvernementale se heurte aux inconvéniens des catégories. Le contre-projet y échappe : la retraite universelle devient naturellement obligatoire pour chacun.

  1. Tout revenu possédé devant entrer en décompte de la retraite, dont le maximum est fixé à 600 francs, un ouvrier qui aurait 599 francs de revenu personnel recevrait de l’Etat une pension annuelle de 1 franc.