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appartenant de près ou de loin à l’industrie des chemins de fer, s’efforçait par tous les moyens de dicter la loi aux 250,000 agens des compagnies. En revanche, on cite ce phénomène bizarre d’une assemblée de 3,000 personnes votant des résolutions exécutoires au nom d’une catégorie qui comprenait seulement 2,500 employés. Presque toujours c’est un groupe restreint, mais discipliné, qui endoctrine, dirige et entraîne le grand nombre. Quant aux chefs, à part les convaincus et les enthousiastes, combien l’état-major syndical ne compte-t-il pas d’ouvriers à intermittences, chevaliers de la grève plus que du travail, sans parler des meneurs étrangers à la corporation et parfois même au pays, grévistes honoraires qui se font de jolis appointemens avec le chômage des autres. Comme l’écrit M. Jules Simon, « c’est grande pitié que cette exploitation de la misère par le vice. »

Fussent-elles de bon aloi et sans tache, ces majorités d’ordre privé n’ont aucun titre à requérir la soumission des minorités ni de personne. Allèguera-t-on que dans telles ou telles sociétés particulières, réunions d’actionnaires, etc., les minorités se trouvent fréquemment réduites à subir les votes des majorités ? La situation, de part et d’autre, n’est pas comparable. Les membres d’une compagnie délibèrent sur un sujet circonscrit, sur des questions financières et commerciales nettement déterminées par la loi et les statuts ; l’actionnaire mécontent est toujours maître de retirer son argent et de le placer ailleurs. Les syndicats, qui ordonnent les grèves, veulent bon gré mal gré enlever à l’ouvrier son gagne-pain et rendre le syndicat obligatoire. Naguère encore, la principale cause des diverses campagnes entreprises contre les bureaux de placement était le secret dessein de forcer tous les ouvriers d’un même corps d’état à n’obtenir de travail que par l’entremise et avec l’agrément des chambres syndicales. Du reste, leurs prétentions ne prennent plus la peine de se déguiser. « Tout salarié doit faire partie d’un syndicat... Les syndicats seront les seuls intermédiaires chargés de classer les travailleurs. » Ainsi l’a déclaré hautement le congrès de Bruxelles[1]. C’est un monopole pur et simple. Hors du syndicat, point de travail, point de salut.

La doctrine déjà redoutable de la souveraineté des majorités nationale, électorale, et parlementaire sur le terrain légal et politique est admise. Il faut bien la subir et la défendre; aucun autre moyen n’apparaît de mettre un terme aux discussions, ni de décider entre les opinions et les choix contraires ; on n’a pas trouvé d’autre

  1. Plaidoyer en faveur du cinquième État, par M. Paul Leroy-Beaulieu. L’Économiste français, 29 août 1891.