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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/704

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Hugo, d’avoir, en 1842, « le premier en France, — le premier après Voltaire, — désiré et célébré l’agrandissement de la Prusse. » Car, enfin, avant Hugo, et avant Voltaire, il y en a d’autres aussi qui ont désiré l’agrandissement de « la Prusse » ou qui même y ont travaillé, le roi Louis XV, par exemple. Mais si cela prouve que Louis XV, Voltaire, et Hugo ont manqué de sens ou de perspicacité politique, M. Biré n’insinue-t-il pas ici quelque chose de plus, et de trop? Il nous rappelle un peu plus loin qu’en 1845 le poète, par l’intermédiaire d’Humboldt, fit parvenir au roi de Prusse un exemplaire de Notre-dame de Paris, avec son Discours en réponse au Discours de réception de Sainte-Beuve. Quel besoin d’ajouter : « Tout le monde, du reste, dans la maison de Victor Hugo, aimait, célébrait le roi de Prusse? » M. Biré, par hasard, a-t-il craint que nous n’eussions pas entendu sa première insinuation? Mais il sait bien qu’en 1845 ou en 1842 nous n’étions pas en 1891, et s’il le sait, pourquoi écrit-il comme s’il ne le savait pas?

Aussi bien touchons-nous ici le grand défaut du livre de M. Biré. D’une manière générale, il a donné trop d’importance au personnage politique du poète. Il a pris trop au sérieux des prétentions dont en vingt endroits il plaisante lui-même, qui semblent avoir été sans portée, puisqu’elles ont été sans grandes conséquences; et, avec sa grande connaissance de l’histoire contemporaine, avec l’intérêt passionné qu’il prend aux choses de la politique, il s’est trop complaisamment étendu sur les discours ou sur les votes du pair de France et du membre des grandes assemblées de la seconde république. C’est là, dans cette complaisance même, bien plus que dans ses jugemens, que l’on sent percer l’esprit de parti. Pour ne rien vouloir nous laisser ignorer des défaillances ou des palinodies de l’homme politique, M. Biré a vraiment trop oublié le poète, et ainsi, une biographie qui devait surtout être littéraire se termine en brochure ou plutôt en pamphlet. Si j’ai dit que c’était le droit de M. Biré, je ne m’en dédis certes point, mais j’aurais souhaité qu’il en usât avec plus de discrétion, et j’ose l’assurer que son livre n’y eût rien perdu de son intérêt ou de son autorité.

Ce que du moins il a très bien vu, si d’ailleurs il ne l’a pas assez dit, c’est que l’œuvre d’Hugo ne se sépare pas aisément de sa personne, et que les défauts de l’homme sont en lui, pour ainsi parler, la rançon même des qualités ou du génie du poète. Rien n’est plus triste à dire, et rien pourtant ne semble plus vrai! Oui, s’il avait été plus capable de s’aliéner de lui-même, si son égoïsme, si son orgueil avait été moins naïf à la fois et moins démesuré, s’il n’avait pas été soixante ans la dupe et quelquefois la victime de son imagination grossissante, de ce que Sainte-Beuve appelait « son fastueux et son pomposo, » je doute qu’il eût été le poète qu’il fut. Eût-il écrit les Châtîmens