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s’il avait eu des rancunes moins tenaces? Et si seulement enfin il avait été moins avide de popularité, moins soucieux d’être toujours du « côté du succès, » de ne jamais perdre en aucun temps le contact de l’opinion, sans doute, il aurait changé moins souvent d partis et de brigues, et on ne l’aurait pas vu légitimiste, orléaniste, bonapartiste, républicain tour à tour, mais il n’aurait pas été non plus le poète des « idées communes » de son siècle; et, son œuvre, moins banale, ou si l’on veut moins accessible à tous, ne serait pas assurée contre l’injure du temps justement par ce qu’elle contient d’éloquentes ou de splendides banalités.

A la place de M. Biré, c’est sur cette complaisance d’Hugo pour les « idées communes » que j’aurais d’abord insisté, comme étant l’un des traits à la fois de son caractère et de son génie poétique. Nul moins qu’Hugo n’a eu l’horreur de penser ou plutôt de sentir comme tout le monde, avec les masses, pour ainsi parler; et, en prose comme en vers, nul n’a fait de plus belles variations sur des thèmes apparemment plus usés. Relisez la Prière pour tous, ou la Tristesse d’Olympio, ou les Mages : je vous défie bien d’y trouver un sentiment ou une idée qui ne soient pas la banalité même :


Que peu de temps suffit pour changer toutes choses;
Nature au front serein, comme vous oubliez!
Et comme vous brisez, dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés...


ou encore :


Quoi donc, c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes,
Nous y sommes venus, d’autres y vont venir,
Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
Ils le continueront sans pouvoir le finir!


Il n’y a là d’Hugo, comme aussi bien dans la pièce entière, que l’accent, le mouvement, les images ; mais les sentimens ou les idées nous appartiennent à tous, pour les avoir tous éprouvés, et c’est ce qui en prolonge la résonance comme à l’infini dans nos cœurs. Avec une voix plus puissante et une plus longue haleine, le poète ici chante à l’unisson de tout le monde, et il sait bien qu’avec le triomphe de son art là est le secret de sa force.

Mais ne voyez-vous pas aussi que là est la condition de son succès? Malheur à lui s’il voulait penser ou sentir seul ! Pour qu’il nous enchante ou qu’il nous étonne, il faut que nous le soutenions, et lui, pour que nous le soutenions, il faut qu’il nous caresse et qu’il nous flatte. Ainsi fait-il : et, de là, son souci de l’opinion ; de là, dans son œuvre, tant de pièces de « circonstance, » — l’événement du jour