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branche, à quarante mètres en l’air, supportant une tête qu’on dirait taillée par un des jardiniers du feu grand roi. De temps à autre, nous croisons quelques-uns de ces géans, arrachés par la crue des eaux, qui m’inquiètent un peu pour notre pirogue. Ils ont une manière de faire des tournans dans ce courant qui pourrait finir par nous jouer un tour. De plus en plus la rivière serpente ; avec nos vingt rameurs, c’est à peine si nous aurons fait vingt-cinq kilomètres en onze heures, et je me crève les yeux dans mon Burnier, tous les 100 mètres il faut prendre une visée.

Sept heures. — Nous nous arrêtons à Emkis, charmante localité de six à huit cases, qui nous refuse même un œuf et dont les bons habitans viennent charger leurs pétoires sous notre nez, pour bien nous montrer le degré de confiance que nous leur inspirons. Quiquerez leur lâche son vocabulaire le plus… crépitant sans en rien obtenir, charmante soirée. Ce sera drôle si l’accueil de ces excellens peuples est partout aussi cordial.


Samedi 9 mai.

A cinq heures nous partons, — sans regrets, messieurs d’Emkis, — et nous arrivons pour déjeuner à Grembodé. Grembodé, c’est le village natal de notre interprète et voilà deux ans qu’il n’a revu le toit paternel… Aussi crac ! il nous lâche ! Même histoire, comme toujours, sa femme, son vieux père… « Paie-moi d’avance ? — Combien ? — Cent dollars ! — Oh ! adieu ! » Et nous voilà repartis sans interprète. Tôt ou tard cela devait arriver ; puisque personne ne parle la langue des Pains, un jour devait venir où nous serions réduits au langage des gestes ; c’est égal, je me réjouis de voir les grimaces que nous nous ferons.

Halte à Gabo. — Nous prenons quatorze boys pour pagayer avec nos hommes. La rivière devient torrent.

Arrivée à Koutou. Tout à coup, 100 mètres avant le village nos boys de Gabo sautent à l’eau sans dire gare ni merci et nous plantent là. Nous ne les avions que depuis quelques heures. Je savais qu’ils sont en guerre, les gens de Gabo, avec le village suivant, Plaoulou, mais pourquoi cette fuite ?

Pourquoi ? Nous l’avons su une heure après. Pendant que nous palabrions, étendus sur le dos, sous un hangar de la place, un homme de Koutou est venu nous raconter qu’il avait vu les boys, arrêtés à quelques centaines de mètres sur la rivière, en train de se partager la courroie d’une de nos sacoches. Quiquerez fait un bond, cherche sa sacoche… plus de sacoche ! Nous sommes volés et durement volés, cette sacoche précieuse contenait son revolver, son carnet de voyage et… le plus triste, 1,150 francs, débris de notre