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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/780

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régence de l’impératrice. « Il est trop tard, nous dit-il; l’opinion a fait des progrès trop rapides; nous l’avons laissée aller; à chaque instant elle s’étend. Que ne vous êtes-vous entendus avec le sénat conservateur? — De quel droit a-t-il agi? nous récriâmes-nous; il a menti à son titre; il n’avait aucune mission; plat, rampant, complaisant esclave, il tenait son existence des constitutions de l’empire ; elles sont renversées, il n’est donc rien ; il usurpe en ce moment une autorité qui ne peut émaner que de l’opinion nationale, et cette opinion a tout à craindre du ressentiment des Bourbons, des émigrés, des royalistes. Toutes les existences vont être menacées ; les acquéreurs de biens nationaux vont être recherchés ; il en naîtra une affreuse guerre civile; car la nation a fait trop de sacrifices, elle a payé trop cher le peu de liberté qu’elle a conquis pour ne pas tout faire afin de le conserver. L’armée ne laissera pas fouler aux pieds la gloire dont elle s’est couverte ; malheureuse par son chef, avec ou sans lui, elle renaîtra de ses cendres, plus forte, plus remplie d’ardeur que jamais pour les libertés, les institutions et l’indépendance nationale ; elle se bornera désormais à l’assurer, sans plus songer à conquérir ou à troubler d’autres peuples. Soyez notre médiateur, sire ; c’est un autre genre de gloire digne de la grande âme de Votre Majesté. » L’empereur parut très touché de notre confiance et nous dit : « Je ne tiens nullement aux Bourbons; je ne les connais pas. Il sera impossible, je le crains, d’obtenir la régence; l’Autriche y est la plus opposée; pour moi, j’y consentirais volontiers, mais je dois agir de concert avec mes alliés. Puisque les Bourbons ne conviennent point, prenez un prince étranger ou choisissez parmi vos maréchaux, comme la Suède a fait de Bernadette. Enfin, messieurs, afin de prouver ma sincère estime et ma haute considération pour vous, je vais faire connaître à mes alliés vos propositions et je les appuierai. Revenez à neuf heures ; nous terminerons. »

Les commissaires allaient être remplacés chez le tsar par les membres du «prétendu gouvernement provisoire; » quand on se croisa dans le grand salon, il y eut un échange de mots très vifs; les provisoires voulurent le prendre de haut ; les autres leur rabattirent le ton, les traitant de factieux, d’ambitieux livrant la patrie, de parjures : il fallut que Caulaincourt rappelât à ceux-ci et à ceux-là qu’ils étaient chez l’empereur de Russie. Pendant l’altercation, M. de Talleyrand était resté impassible, le menton dans sa cravate ; il invita les commissaires à descendre chez lui pour s’entendre; ils refusèrent.

Vers la fin de l’audience, un aide-de-camp du tsar lui avait dit quelques mots à mi-voix ; Macdonald crut entendre ces deux-ci : totum corpus. Les commissaires s’en étaient allés déjeuner chez le maréchal