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propre caractère et dans son véritable vouloir, c’est ce qu’il y a de plus difficile. En faveur de cette vieille vérité, la psychologie contemporaine a apporté des raisons nouvelles. La conscience éclaire surtout d’une manière distincte et tranchée tout ce qui n’est pas encore en nous assez organisé, comme dit M. Spencer, assez systématisé pour fonctionner seul ; or, ce qui est le plus organisé est à la fois le plus puissant sur nous et le moins conscient pour nous : c’est le résultat de notre tempérament, de l’hérédité, des habitudes acquises par nous et transmises à tout cet ensemble de petits êtres vivans qui constitue notre organisme. De là, les illusions que tant d’hommes se font à eux-mêmes sur leur liberté, quand elle n’est pas mise à l’épreuve; sur leur courage, quand ce courage n’est pas en face du danger; sur leur générosité, quand ils n’ont pas eu l’occasion de faire un sacrifice; sur leur chasteté, quand ils n’ont pas été exposés à la tentation. Les idées, les sentimens, les actes mêmes, surtout dans leur isolement, ne sont pas toujours des signes certains du caractère fondamental, du moi organisé; car le milieu extérieur et les circonstances peuvent laisser à l’état latent des impulsions qui, dans un milieu tout autre, éclateraient aux regards. Il faut des jours, des mois, des années pour développer, comme en une projection fidèle, ce que cachent les profondeurs de notre caractère. Le caractère est un ensemble de « forces de tension » que le temps a accumulées dans notre organisme. Cet organisme lui-même a été façonné, selon la psychologie évolutionniste, par une suite indéfinie de générations; il est composé à son tour d’autres organismes, également façonnés par les siècles. L’arbre, s’il avait des yeux, pourrait bien voir son écorce, ses feuilles, ses fleurs et ses fruits, qui le jugent, mais pourrait-il compter les couches concentriques de son tronc, les ramifications de ses innombrables racines, la suite non moins innombrable de ses devanciers, d’où est sorti le germe qui en lui s’épanouit, évolue et prépare des germes nouveaux?

La psychologie contemporaine nous enlève donc l’illusion d’un moi fermé, impénétrable et absolument autonome. Notre orgueil a beau se complaire dans le caractère absolument individuel que nous attribuons à notre moi, dans son indépendance inaccessible à autrui : notre conscience n’est pas aussi fermée aux autres ni aussi individuelle que nous nous l’imaginons. De fait, un état particulier de ma conscience, comme la faim, la soif, l’amour, la haine, peut tout au moins devenir intelligible pour votre conscience : et de là même vient que tous les hommes se comprennent entre eux, — Mais, répondrez-nous, cette intelligence d’autrui que nous avons est chose superficielle, qui laisse les êtres chacun à part dans leur conscience propre. — Soit ; mais pourquoi, sous certaines conditions