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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/855

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en breton ? en français ? Comme quelques lais portent des titres celtiques, on a pu croire qu’ils contaient en leur langue. Mais c’eût été intolérable. On conçoit tout au plus qu’ils aient chanté les mélodies sur des paroles bretonnes, comme nous pouvons entendre aujourd’hui le Tannhäuser, en allemand, ou Ernani, en italien. Mais ils devaient dire la partie narrée dans la langue de leur auditoire[1]. On a eu tort d’imaginer que Marie a su le breton, et qu’elle a révélé à ses contemporains le sens de légendes qu’ils entendaient patiemment, sans les comprendre. On ne saurait s’imaginer ces jongleurs parcourant des pays dont ils ignoraient la langue, à la manière de ces Anglais qui traversent l’Europe, leur guide Bædeker à la main. Ils savaient le français ; mais ils pouvaient l’écorcher. Voici un témoignage très précieux, qu’on n’a jamais utilisé, que je sache ; pourtant il nous montre au vif ces jongleurs celtiques. Renart, traqué, se déguise en jongleur, et, méconnaissable, offre à Ysengrin de lui chanter des lais bretons. Or, il parle, — et c’est le cas d’employer ce mot d’étymologie bretonne, — un véritable baragouin :

Je fot saver bon lai breton
Et de Merlin et de Foucon,
Del roi Artu et de Tristan,
Del Chievrefoil, de saint Brandan.
— Et sez tu le lai Dan Iset ?
— Ia ia, dist-il, godistoüet…

Cette caricature a certainement eu ses originaux. C’est en cette langue ridicule que les jongleurs bretons devaient dire la partie narrative de leurs lais. On tolérait leurs récits, en faveur des mélodies qu’ils harpaient sur des paroles bretonnes. On peut donc croire que l’œuvre de Marie fut essentiellement de donner une forme française accomplie et rimée aux légendes grotesquement baragouinées par les jongleurs, et de les faire parvenir à la littérature.


III.

Ces contes bretons, qu’apportent-ils de nouveau à la littérature ? C’est d’abord une conception spéciale de l’amour. Jusqu’au milieu

  1. Ils se rendaient de cour en cour et annonçaient qu’ils allaient chanter un lai, qu’ils intitulaient, tantôt d’un nom breton (l’éostik, le bisclavret), tantôt, selon leur auditoire, d’un nom français (le rossignol, le loup-garou), ou anglais (gotelef, nihtegale).